Heureux de vous mentionner la sortie des Cahiers de la Montagne Noire, neuvième du nom. Toujours sous la houlette de l’infatigable Françoise Dax-Boyer. Toujours une maquette impeccable, des signatures connues et d’autres moins, un beau tour d’horizon de ce qui se peut lire et écrire dans le sud du Tarn , voix croisées et plurielles, dans des registres très divers. GB en a été complice avec une (fort belle) nouvelle, Lignes de fuite, dont voici les premiers feuillets. Pour connaitre la suite (palpitante), rien de mieux que de l’acheter (25 €) ou le voler.
— Entre donc, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre enjouée malgré la tension de cette folle semaine.
Le gosse pénétra dans le cabinet en posant lentement ses pas l’un après l’autre et remuant les lèvres comme s’il s’efforçait de respecter une procédure ou quelque rituel.
— Bien, où en sommes-nous ? Comment te sens-tu aujourd’hui ? L’incident est oublié ?
Elle se rendit compte aussitôt que poser trois questions en même temps à un gamin mutique n’était pas la meilleure entrée en matière. Elle remua les bracelets de ses poignets d’un geste aussi frivole qu’inutile. Le jeune gardait la tête penchée de côté comme s’il voulait éviter son regard et semblait s’intéresser à la discussion comme à son premier chewing-gum. Depuis longtemps la psy avait cessé d’éprouver les formes admises de la pitié ou de l’empathie à l’égard des résidents du Centre. Elle n’était pas encore totalement blasée par la routine, mais les rythmes de travail ne lui permettaient plus d’accorder autre chose que sa conscience professionnelle à ses patients. Et parfois de la curiosité en présence de cas sortants de l’ordinaire. Ce chef d’entreprise, les deux mains posées sur le feu de bois dont l’odeur de chair brûlée avait alerté les voisins. Ce schizo jusqu’à l’os qui se croyait toujours enfermé dans le frigo et l’ouvrait cent fois par jour pour s’en faire sortir. Celle-là qui s’était défenestrée avec son chien et marchait à présent à quatre pattes en rasant les murs…
Les jours où elle croyait encore en son travail, elle avait l’impression d’être perchée sur une échelle avec de l’eau à hauteur du nombril et de tendre la main à des gens qui avaient de l’eau jusqu’au menton. Les autres jours, elle se sentait aussi utile que le distributeur de bonbons du hall. Le garçon en face d’elle, vingt ans d’après le dossier, présentait de profil la même moue butée qu’il portait sans doute depuis des années, depuis le temps où le paternel dénouait son ceinturon avant même d’avoir vu ses résultats scolaires et lui avait brisé la clavicule pour un cartable perdu.
— Si tu le veux bien, Jori, nous allons reparler un peu de cette histoire de…
Décidément, les mots lui manquaient au moment le plus délicat. Fugue ? Evasion ? Echapp… ? Au moins, avec ce garçon en face d’elle, la psychiatre n’aurait pas à supporter la litanie hypocondriaque de la plupart des patients. Jori était du genre taiseux. L’histoire familiale c’est sûr, mais le quartier d’où venait le garçon n’était pas non plus réputé pour ses tribuns. Une race dure au travail, aux mâchoires serrées sur des rancoeurs ou des échecs patiemment mûris de génération en génération. Sans compter la consanguinité.
— Et maintenant on est quel jour ? finit par émettre le garçon.