GB prend le large à Binic

Le thème 2016 du concours de nouvelles ? « fortunes de mer ». Pour le dire autrement, naufrages et autres infortunes salées. C’était à Binic (Côtes d’Armor).  Même si je suis un terrien pur beurre. La preuve, pour moi la haute mer commence dès que j’ai de l’eau aux genoux. Moi j’ai toujours adoré les récits de mer. Et le vocabulaire maritime. Et les embruns. Alors j’ai envoyé le texte d’une petite pomme qui voulait voir la mer au péril de sa vie…Ouest-France-2-avril-2017Evidemment, tu veux en savoir un peu plus ? Sans avoir à acheter le recueil ? Allez, juste pour toi et en promo, voici le texte dont avec lequel que j’ai gagné…

NAUFRAGE A TERRE

Là-bas, c’est le bas-bout de l’extrême-terre. L’horizon de varech s’aplatit complètement comme une grande bête liquide et laisse à leurs fluides agapes la terre, l’air et l’eau. Ces épousailles deux fois par jour du roc et de l’écume, du sable gris et de l’eau marine, ça se nomme la grande baie. La mer s’enfuit à la frange visible du monde et l’oeil n’arrive plus à choisir entre ces bandes de bleus, à décider parmi toutes ces horizons de mer un peu tremblés et tous ces grains mouillés sur les buvards de l’eau. Plus loin encore, les nappes d’aquarelle finissent par être moins que les traces des doigts de Dieu sur la vitre du monde, elles se diluent dans les ventres gris du ciel élémentaire, se perdent dans leurs yeux atlantiques, dans le trésor de l’air si vaste qu’on ne le peut tenir entre ses doigts. Dans ce pays tant changeant qu’on y perd matières et repères, on n’y sait si les moutons paturent de l’herbe salée ou du sable herbé, de l’herbu ou du sablé. Alors ils croquent le tout mêlé en rêvant à des toisons nouvelles. Les mouettes de haute mer posent sac à terre et lancent leurs chamailleries à chaque vent tournant. Le grand large écoule ses stocks de temps sans ménager ses lenteurs hauturières ni compter ses marées. Avec la lumière maritime et les grands coups d’éponge des nuages soulevés par les vagues là-haut, tous les jours sont semblables et aucun n’est pareil. Parfois, de gros remuements d’encres noires et violette, d’autres fois, des brasiers d’ombres pacifiques qui se répandent comme des jeux de ciel, des bals masqués de lagunes, des marelles salines, des avis de tempêtes qui se perdent dans les sables, et encore de larges plaines d’eaux qui se mirent dans les flaques du vent, des ras-bord, et aussi des nuages à toutes les sauces, poudrés, perlés, fouettés, étirés, battus, par traces ou voiles, par nefs et empreintes, des nuages qui causent par pauses et par énigmes à la rumeur des temps.

Et
quand
tu seras rendu,
à la fin des fins
tu seras au milieu.
Au milieu de nulle part.
Au mitan de nulle part le mont.
Au milieu du bout de tout le mont se dresse.
Le mont se dresse que l’on dédia au saint Michel.

Combien tant a t-il fallu de blocs d’espoir et de cailloux d’amour pour batir cette ile pointue de foi, cette pierre-prière ? Avec de la piété par milliers de gestes, muscles, forces, tendons, nerfs, sangs, rages, milliers d’élans, de calculs, de blessures, de folies, d’inspirations, d’équilibres, de savoir-faire et d’art pour élever au milieu de la grande baie la cité magnifique.
Les roues de la terre et du ciel à peine ont-elles tourné que le temps des hommes a passé comme d’un sac de toile s’écoule la farine. Aujourd’hui, venus de tous les horizons de la terre profane s’écoule le suintement des peuples touristiques, tous ces fantassins des loisirs inquiets de se retrouver piétons provisoires entre quatre murailles alors qu’ailleurs autour c’est le signe du vaste, dans cette ville de sable ancrée au milieu de cette mer même qui est une invention du vent. Voici que la piétaille disparate des touristes vacants s’engouffre dans ces ruelles étroites taillées à la mesure d’hommes différents. Malgré le souffle court, le corps s’élève plus vite que l’âme, et escalier après escalier, ils se retrouvent là-haut, tout surpris d’y être encore, cueillis par les rafales salines sur ces bastingages de pierres.
Tout là-haut, par delà les tours, au plus haut, où n’arrive qu’assourdi le tumulte des presse-gens, là où personne ne se hisse, sinon quelque contemplatif venu depuis le cloitre porter une miette de parole franciscaine à un oiseau du ciel, à la plus haute pointe de la cité il est un drap de terre aigüe de quatre pieds carrés. Mieux ira si vous n’en parlez guère, encore meilleur sera si vous n’en parlez pas. Au-dessus de la grille grignotée à la croque-sel par l’humeur océane, sur la pierre est gravé ceci en langue fort ancienne:

“Entre ici sans y faire tort
et te souvient que le premier homme
ne prist d’un jardin qu’une pome
et qui luy en coustat la mort”.

Ce bout de terre ferme suspendu aux nuages est un jardin de poche dans lequel vit un pommier. Petit pommier, normand de coeur et breton de tête, seul de son espèce, visité des abeilles à la saison, dur à la tâche et endurant, à l’essentielle tâche de porter ombre au sol, pour seul objet d’être beau à l’oeil, à l’unique destin d’être sujet des vents.
Or, un jour d’après les fleurs, à bout de bois de branche une pomme lui vint.
Pomme pommette, jeunereinette
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette.
Vêtue de vent, ondée de marée, ivre de plus d’air du large qu’elle n’en pouvait savoir. Tout là-haut, de sa vigie en bois de pommier, comme une enfant perchée sur l’épaule du père, elle voyait toujours les brumes, les courants, les abers, les rias, l’estran et le jusant, l’orient et le ponant, le Couesnon au cours capricieux, qui avant de s’alanguir sur les sables flane en forme d’anguille parmi les étiers, les reflets des tôles des autocars à étages qui battent le rappel des attardés ou cornent une mélancolie de chauffeur, l’ilôt de Tombelaine qu’au loin cache la brume, les bateaux, les troupeaux, les brebis et leurs agneaux.
Pomme pommette, justereinette
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette,
la savait déjà, la première page de son destin, elle n’aurait jamais patience d’arbre comme son père pommier. Ni patience de bois comme sa mère la branche. Ni patience de fruit comme ses pommes soeurs. Ni patience de racine, de feuille ou de fleur. Ni feu, ni bois, ni eau, ni terre, ni air. Elle avait, comment le dire ? une impatience permanente de pomme particulière. A quoi bon attendre sa vie si c’est pour broyer du noir en un pressoir ? pourrir aigrie dans du vinaigre ? Déshydratée ou cidre raté ? Pelures et trognon ? A quoi bon avoir languie acide en un jardin si c’est pour finir folle en ventre de vache ? Brune esclaffée en attendant l’hiver ? Assurée d’être sure, mûrir sans murmurer ? Non non non non. Elle voulait autre chose que son destin de pomme de pommier. Ni pomme flambée, ni acidulée, ni pomme à croquer. Ni d’Adam, ni de discorde, ni compotée. Ni de terre ni d’or. Ni d’amour ni pommadée. Juste pomme de liberté. (C’était une pomme manquée.)
Pomme pommette, reinette jouvenette,
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette.
A chaque bout de vent elle se laissait tourner la boule, bouleversée à chaque brise bourrasque vent coulis noroit bise risée coup de mer courant d’air, implorait chaque jour que demain il fît vent, allait et venait au bout de sa tige avec cette ivresse ambigüe des petites filles qui s’énivrent à coups de rein sur leur balançoire. Et, sauf le respect que je dois, elle tira sur sa queue aussi fort qu’il était possible. Ah pomme que fais-tu?
Tous ces ronds de jambes, ces étirements et ces manigances lui valurent de couper son cordon avant la date prévue, qui est consignée dans le grand registre des saisons ouvert à vent qui veut. C’est peu dire qu’elle ne résista pas à la loi de l’attraction universelle, elle s’y soumit avec la meilleure grâce du monde, elle désira la terre goulûment comme l’homme à la pépie court à la fontaine. Le contact
avec le sol fut rude mais tant de fois elle avait souhaité sa chute. Tant l’avait répété qu’elle savait déjà au fond de chaque fibre qu’atteindre la terre ferme, ici-bas, n’est pas de tout repos. Elle fit alors un roulé-boulé pommé, ce que toutes les pommes du monde savent à point quand vient leur saison. Le sien la mena aussitôt au haut du grand escalier. Les guides à touristes l’appellent “du vertige”. Celui-là même que les initiés désignent mieux sous le nom d’ ”escalier des deux paradis”.
Boulante-dolente, ventre de pomme à terre, effrayée par sa propre hardiesse, elle se mit à rouler. Bien maitrisé, l’exercice est aisé et très plaisant. Si tu sais t’arrêter. Toutes les forces qui mettent ce monde en branle semblent se liguer pour celui qui suit sa pente naturelle: l’élan, l’instinct, la pente, la lancée, le glissement, la vitesse qui s’accroit, les mouvements de sa course, son entrain, l’accélération, les culbutes de sa trajectoire, la poussée, la déclivité, que sais-je moi, virevoltes et emballements, cabrioles et révolutions coperniciennes, bref toutes ces belles inventions giratoires qui penchent vers le bas.
Ainsi pomme pommette, nue comme un ver de fruit, pas plus haute qu’elle-même, sans plus de sens qu’un cochonnet, mûe par sa seule impulsion et grisée par sa course, se livra toute entière à sa destinée singulière et sa nature de masse en pente. Tant dit-on que dans la descente, tous les saints t’aident. Ah pomme qu’en sais-tu?
On pourrait bien s’accorder un répit dans cette course folle, prendre le temps de philosopher. C’est la gravité qui garde toujours le dernier mot. Elle et ses sbires, la lourdeur, nièce de la bêtise aux machoires de bronze, les chaussures mal lacées, les limites pesantes, le plomb des règles, l’inertie aux coudes de granit, les ailes mal ficelées d’Icare et les peaux de banane. Et la Grande Terrasseuse, lourdissime, qui laisse à terre tout ce qu’elle fauche, moissonne et vendange. Ne t’y trompe point, à peu de chose près les destins des pommes ressemblent à ceux des hommes. Ne dit-on pas que seules quelques molécules séparent la composition chimique du sang de celle de la sève ?
Ainsi sans doute se livra pomme pommette aux vertiges frelatés de la gravité. Insouciante comme toutes les pommes de son âge.
Pomme pommette, reinette écervelette,
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette.
Abandonnée au monde, le monde l’abandonnait ! Il faudrait savoir vivre comme si l’on n’attendait rien de la vie, pensa-t-elle à l’instant où elle accélérait (et en même temps comme si on lui devait tout, lui soufflai-je…). Puis elle ne pensa plus. Philosopher en roulant gâte le plaisir. Philorouler n’existe pas. Mes pensées vont moins vite que mon corps qui descend. Mon esprit devenu un poids mort, je le prendrai comme un lest pour descendre plus vite.
J’eus beau crier: ralentis ta course, ma soeur de terre, alter ego rebondissante, ma cousine moléculaire ! Pose-toi ou tout au moins ralentis ! A quoi sert de courir quand on n’a qu’une pomme de vie ? J’aurais voulu la prendre à part, lui raconter la vie. Que la vitesse est une dépendance. Que l’on ira plus loin si l’on choisit sa route. Le regard ne vaut que s’il est arrêté. Mais il n’y avait pas à insister. Crier aux pommes “arrête” est mal vu selon le sens commun. A quoi bon héler une pommes roulante ? Lui faire un croc-en-jambe comme aux voleurs de pommes ? Ici bas, chacun a un destin. Sa voie à elle, c’était un escalier. Et pomme pommette pirouettait sous l’emprise de l’attraction comme une fatalité en marche qui aurait pris la forme rebondie d’un fruit à sens unique. Elle avait déjà pris son premier virage et tournoyait gaillardement sans égards pour son teint de jeune pomme. Elle passa ainsi la porte d’entre les tours devant un homme au regard mort sous la casquette publicitaire, heurta la cheville d’une vieille dame qui mit infiniment de temps à se retourner trop tard, déboula dans les pattes d’un chien qui s’écarta brusquement, comme mordu par une pomme,
pomme pommette, reinette ni queue ni tête,
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette,
croisa un jeune moine perdu dans ses pensées de jeune moine perdu dans ses pensées de jeune moine, sans ralentir pomme virevolta, on ne court pas tous après les mêmes bonheurs, fila bon train sans infléchir sa course, sans réfléchir sa route, amusa un instant un enfant pendu au bras de sa mère, ah pomme que veux-tu ? Diffère tes élans, tergiverse, musarde chaque instant de ta si courte vie, réfléchis à ton inconséquence, pense à tes graines et soigne bien ta peau ! Penses-y au moins in petto…
Je n’en ai cure, je n’en ai cure,
la tour est si haute et le jour est si court, haut et lisse,
la tour est si courte et le jour est si haut, hisse et ho !
chantait pomme pommette, vaguait toujours, rebondissait de marche en marche, rondinante comme un soleil happé par des chansons, insolite comme un peuplier rouge, un poème d’amour sur un calendrier, paradoxale comme un papillon sur un noeud, véhémente comme une pionnière au foulard rouge, folichonne comme une envie neuve, une insurrection quotidienne, un appétit total, toute à son instinct dansant par les venelles et les ruelles pavées, impatiente de devenir ce qu’elle était déjà, iode et idéaux ! Elle doubla ces deux amants qui ne la virent pas, trop absorbé chacun à se plaire dans le regard de l’autre, traversa des corps perdus qui se prenaient pour des gens, étonna un pigeon blanc, fut prise en chasse par un chat qui se lassa vite. Par les ruelles obliques et les allées dallées, pomme allait à marche forcée sur l’escalier du monde, à roule-tonneau, bride abattue, tambour battant,
pomme pommette, reinette absurdinette,
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette.
Pomme pirouettait d’une épaule sur l’autre, valdinguait avec des certitudes mécaniques, comme un astéroïde clair, une pelote paumée, un objet hors-raison, une peine perdue. Cette jeune pomme à la dérive, ce serait comme un cadeau du ciel en forme d’avalanche, le risque à l’état rond, un désir ballonné de perfection, un jongleur qui prendrait pour balles ses propres jours de vie, un échec ordinaire revêtu des habits du dimanche pour laisser croire au bonheur, un fruit béant comme une bouche ouverte, boule de billard sans boule ni billard, inoffensive bulle dans le grand canon du monde, la balle aux joues rougies qui roule bord sur bord, sans voiles ni mature, éblouie par sa propre descente, fait les trottoirs sur les pavés du monde, vieillit à chaque tour sans idée de retour, projette ses regrets, regrette ses projets, roule sur ses rêves en boucle, éclabousse nos songes, bouscule les passants qui passent sans la voir, un vieux monsieur la gronde qui a failli tomber, un Japonais hilare essaie de la cadrer pour la photographier.
Alors bonne pomme a roulé comme une tête sur l’escalier, dans la paume du destin, la dame assise a tendu sa canne pour tenter de la toucher, le garçon de café n’a pas renversé son plateau pour l’éviter, un jeune homme de sport de deuxième division a croisé son chemin, lui a donné un coup de pied au ventre, ah pomme qu’y peux-tu ? touchée sévèrement dans sa chair a perdu son élan, est un peu remontée, secouée par ce sursis à exécution, dribblée pelotée le temps d’un contre et de deux crochepieds, puis s’est abandonnée roulin-roulant meurtrie la houle au coeur toujours le long des murs d’enceinte passe enfin la grand’porte, c’est dehors enfin ici le jour voici l’heure, le temps d’appareiller, l’instant enfin qu’entre toutes les pommes une pomme attendait.
“Le soir s’est allongé le long de la rivière
et sur les toits frissonne une rougeur de pomme”
chanta Fédérico le poète comme le jour finissait.
Ah pomme que dis-tu ? Le jour a t-il baissé ? Ou est-ce un contrejour ?  Misère, le sable vu de près est loin d’être aussi clair, toute mer s’est retirée de ce talus comme quand on a trop pleuré, ce n’est plus une plage, ce n’est pas une grève, c’est moins qu’un bord de rien, juste un
nomansable, une surface vide comme après un marché où juste flotte le rire blanc de quelques papiers gras et les emballages désoeuvrés de la société inévitable. Même l’odeur de sel s’est changée en statue triste. Au ras du sol et sans recul, à fleur de pomme, tout est devenu laid. Pomme pommette hésita un instant, nue comme le chagrin du monde, vidée de toute inclination- la pente avait cessé -, poussa jusqu’à la mer. Regretta son pommier, son confort et ses rotondités. Comprit enfin qu’il n’est pas nécessaire d’être désespéré pour tomber en marche du train de la vie. Déplora son sort de pomme. Pleura son port de môme, comprit sa mort de pomme. Quelques gouttes perlèrent à ses pommettes, une liqueur gicla à sa peau cabossée. Ah pomme que sens-tu ?
Pomme pommette, reinette jouvenette,
qui voulait voir la verte mer,
la haute mer, grise la mer, la mer océanette.
Son élan fini, lui en manqua juste un peu pour atteindre l’océan. S’arrêta à la frange ni sable ni sel qui ne porte de nom dans aucune langue de marin. A l’ourlet sale et gris où la vieille eau marine calfate la plage morte à coups d’algues moisies et de bouts de goudron. L’entre-deux où se joue le sort des pommes et des conquistadors.
Le jour déclinera aussi sur nos rêves de mer. La nuit qui s’ensuivra, consternation d’étoiles… Sur la chaussée sale, une flaque irisée de sous-produits pétroliers, un imprimé qu’on n’a lu qu’à moitié, un peu d’écume sèche de la dernière marée. Qui aurait pu savoir que là avait échoué pomme pommette, reinette et jouvenette
qui aurait tant aimé gouter la verte mer,
un large bout de temps la haute mer, grise la mer,
juste quelques moments, la mer océanette
ne fut-ce qu’un instant…

Pomme écrasée, une tache jaunie comme un discret naufrage.

 

 

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