« gestion de crise »

« Gestion de crise », c’est le titre du petit conte que j’ai publié ici, dans  » manières de dire  » de septembre 2020 file:///Users/gerard/Desktop/Manie%CC%80res%20de%20Dire%20-%20Gestion%20de%20crise.htmlL’histoire, vous y tenez ? Rien que pour vous, la voici :

Les vieux-vieux contes du vieux-vieux temps commencent tous par « il était une fois ». Car on croyait naguère que cette fois-là était absolument unique et merveilleuse. On en tirait un récit surnaturel et mirifique rabâché par une aïeule noircie au feu de bois qui écossait des petits pois près de l’âtre enfumé. Le récit était toujours le même car l’histoire magique n’avait aucune chance de se répéter de la même façon. Las ! On sait depuis lors que l’Histoire, celle avec une grande hache, ne fait pas que se répéter, elle tourne en boucle, elle balbutie, elle radote. Aussi ce récit commencera par « il était une fois de plus ». Et donc, une fois de plus, le peuple populaire décida de se révolter contre la tyrannie du Monarque. Ne me demandez pas son nom, oublions-le le plus tôt possible. De toute façon, c’est dans la nature humaine, il y aura toujours quelqu’un pour le remplacer. Mais cette fois-là, sa domination était plus terriblement pesante encore, ses impôts avaient augmenté bien plus vite que ne croissait le blé, il avait une poigne de fer, des cachots profonds et les sbires à ses ordres avaient de très mauvaises manières. Aussi la plèbe voulut courir sus à sa cité fortifiée gardée par des mercenaires à sa solde. Quand on est riche, on a toujours des mercenaires à sa solde car premièrement on a des richesses à protéger et secondement, avec ces richesses on a de l’argent pour payer la solde des mercenaires qui protègent les richesses qui vous restent quand on a fini de payer la solde des mercenaires. C’était un beau jour de juin en lande grasse et les mésanges voletaient gaiement au dessus de l’immense colonne qui s’étirait bien au-delà de chaque horizon. Ah, il fallait voir cette joyeuse foule bigarrée, et ces drapeaux, et ces couleurs, ces équipages, entendre ces cris, ces mots d’ordre et ces chants pour se donner de l’entrain. Ah, ce coup-ci ce ne serait pas comme la dernière fois, on irait lui faire rendre gorge au Monarque dont j’ai oublié le nom. Et redistribuer ses richesses au peuple qu’il avait consciencieusement tondu pendant des années. Recycler ses mercenaires en marchands des quatre-saisons, ses janissaires en pépiniéristes et ses reitres dans des stages au point de croix. Alors l’énorme foule protestataire des gens pas d’accord se mit en marche. Ça faisait sacrément chaud au cœur de voir tout ce monde ligué comme un seul homme dans cette immense jacquerie. Arrivés au grand carrefour qui mène à la capitale, ils trouvèrent deux panneaux plantés au bord des deux grands chemins royaux : sur celui de gauche, il y avait « chemin pour ceux qui veulent en découdre » et sur celui de droite, il y avait « voie de la non-violence ». La troupe s’arrêta, on délibéra, il y eut des palabres, des conseils de sages et des débats en commission. Au terme de trois nuits de veille et deux assemblées générales extraordinaires, faute d’une majorité qualifiée, l’on se sépara : armée de bâtons durcis au feu, de piques, de faux et de cocktails à la recette tenue secrète, une partie de la troupe prit la voie de gauche en entonnant des chants de marche tandis que le reste de la troupe opta pour la voie de droite en entonnant des chants de marche.
Plus loin, sur chacun des itinéraires se trouvait une fourche : d’un côté avec banderoles, calicots, enseignes et drapeaux qui claquent au vent, de l’autre sans drapeaux ( à cause d’un tunnel étroit, haut de sol et bas de plafond, mais qui offrait un sérieux raccourci ). On se sépara docilement en deux colonnes. Un peu plus loin, un autre panneau indiquait : « chemin spécial pour les hommes virils, les vrais de vrais, fort taux de testostérone » tandis que l’autre précisait : « chemin plus facile, exprès pour les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, les dames et les enfants ». On se sépara encore. Oh, il y eut bien des effusions, de belles embrassades, on se promit de se retrouver dès que possible, on échangea des numéros de téléphone, on essuya quelques larmes furtives et l’on se scinda en deux groupes. Un peu plus loin, ils trouvèrent : « parcours ludique, spécial enfants » et « parents non autorisés ». Un petit pincement au cœur, les mamans virent partir les enfants joyeux sur un joli chemin bordé de sucres d’orge et de sodas caloriques qui menait à la grande roue d’un parc d’attractions. Au prochain carrefour, on trouva deux écriteaux en lettres majuscules: « avec papiers »  et « sans papiers ». Les légalistes invoquèrent les textes, les juristes le droit. Les uns l’usage, les autres la raison. Les jusqu’au-boutistes préconisèrent d’aller jusqu’au bout, les autres de s’arrêter un peu avant. On finit par  s’exécuter. Ce n’est pas parce que l’on veut la tête du Monarque que l’on est prêt à bafouer ses lois : une partie de la troupe prit donc un chemin, le reste l’autre. Plus loin, deux nouveaux panneaux indiquaient : « gens de couleur » – « gens incolores ». Une fois longuement débattu des nuances, des teintes, des colorations, des gradations de couleur, des bronzages et des reflets, les marcheurs se scindèrent encore. Arrivés en vue de la cité du Roi des Riches, les chemins divergeaient encore : « avec hébergement» – « sans hébergement ». Docilement, les assaillants se séparèrent encore. Plus loin, ils trouvèrent : « avec réservation » – « sans réservation ». Sous les remparts de la cité, les panneaux  se faisaient plus nombreux :  pour ceux qui sont contre / contre ceux qui sont pour-  omnivores/végétariens/crudivores/végétaliens/ vegan/régimehypocalorique – ceux qui croient au ciel/ ceux qui n’y croient pas –  tribunes/orchestre – première classe/deuxième classe-  groupes /individuels – travailleurs salariés/demandeurs d’emploi – public/ privé – au comptant/à crédit- diesel/essence- fumeurs/non fumeurs- sans sel, diabétiques, iconoclastes, iconolâtres, Verseau ascendant Scorpion, ambidextres, psychotiques, hypermétropes, arachnophiles, anorexiques, pochetrons, bibliophobes, pédagogues, etc…. Fidèle à ses convictions intimes, à la loi non écrite du tri et au respect intangible de la sainte différence, chacun prend un chemin plutôt qu’un autre. Si bien que de la joyeuse troupe de l’immense peuple populaire qui court sus au château du Monarque, il ne reste que des individus isolés qui se présentent séparément et un par un à la barbacane de la porte qui défend le seul accès de la cité. Les deux gardes répètent invariablement : « mot de passe non valide » et tranchent à tour de rôle le col de chaque marcheur dont il jettent le corps dans la fosse commune. De temps en temps Monarque apparait à la fenêtre du château et frappe gaiement dans ses mains. Si j’étais un moraliste, j’ajouterais  une moralité à la fin de ce conte. Mais je ne suis pas un moraliste, ce récit n’a vraiment aucune morale et celui qui a les yeux en face des trous n’est pas un imbécile.

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