l’essaim des derniers jours

Il faut se rendre à l’évidence, je n’ai aucune chance de voir publiée aucune des nouvelles que j’écris patiemment depuis des décennies. La faute à la surabondance d’écrits qui saturent les services éditoriaux des maisons d’édition (en France, tout le monde écrit et personne ne lit), à mon glorieux anonymat (qui prendrait le risque d’éditer un inconnu ?), au fait que le genre de la nouvelle n’a pas vraiment bonne presse dans l’Hexagone et incidemment  par la découverte du papier toilette, notamment en Asie qui menace de pénurie de papier la filière de l’édition. Aussi ai-je décidé de livrer au hasard des rencontres virtuelles mes textes, comme un naufragé jette une bouteille  à la mer, à raison d’un par mois. J’inaugure aujourd’hui ce cycle de bouteilles  à la mer par  l’essaim des derniers jours .

 

L’ESSAIM DES DERNIERS JOURS

C’est ce samedi-là qu’il décida de quitter le Centre. Ou un mercredi. Ou bien était-ce un autre jour. Peu importe, il lui semblait que cela faisait des mois et des mois qu’il y avait été admis. Enfermé. Cloitré. En vérité il n’en savait plus rien depuis le cent quarante-deuxième jour, quand on lui avait confisqué le petit canif avec lequel il cochait les jours sur une plinthe de sa chambre. Heureusement pour l’évasion qu’il projetait, il séjournait avec les résidents les plus inoffensifs dans le secteur ouvert dont la grande grille n’était fermée seulement que la nuit. C’est ainsi que par une matinée arbitraire, toujours empêché de compter et lassé des traitements, il rassembla ses effets personnels dans un sac de sport et franchit discrètement le portail de l’établissement. Ensuite, il compta soigneusement quatre vingt dix-huit pas jusqu’au parking. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas marché en ligne droite ! Sa voiture n’avait pas changé de place pendant tout ce fichu temps qu’il n’arrivait toujours pas à mesurer. Il tourna la clé, le moteur démarra au bout de onze secondes. Il souffla de soulagement. La poussière s’était accumulée sur le pare-brise. Il appuya trois fois sur le bouton du lave-vitres et fit fonctionner les essuie-glace en comptant sept aller-retour.Pour la première fois depuis si longtemps, il commença à se sentir moins oppressé. Il essaya de calculer le temps qu’il lui faudrait compter pour un rendez-vous au garage. – « Il vous la faut pour quand ? », le genre de question qui le mettait toujours hors de lui. Il était convaincu que le garagiste le savait et s’amusait à jouer avec ses nerfs. Il tenta de se relaxer selon la méthode du Centre en inspirant profondément et en expirant de même. Il fit sept séries. Puis il passa les cinq vitesses les unes après les autres et dépassa la banlieue. Il retrouva avec satisfaction le compte exact des ronds-points qu’il connaissait bien. Il se détendait progressivement. Il alluma même l’autoradio. Une chanson populaire qu’il connaissait. Une minute et vingt trois secondes. Après l’agglomération, il parcourut la longue ligne droite bordée d’arbres en quatre minutes quarante-cinq. Les arbres s’étaient couverts de nouvelles feuilles vert printemps et il se sentit rassuré de les retrouver. Malgré les traitements, il était toujours tenté de compter le nombre de maisons, rues, carrefours, semi-remorques et c’est fatigant, même avec l’habitude. Alors que les arbres, à un certain moment ils deviennent si nombreux qu’on est obligé d’abandonner et c’est mieux ainsi. C’est pour cela qu’il aimait la forêt. S’il avait pu, il n’aurait habité que dans des forêts.

C’est juste à cet instant-là que c’est arrivé. Du fond de l’horizon ils sont montés. D’abord un nuage sombre indistinct, puis qui s’est rapproché à grande vitesse, comme une nuée d’orage, une tornade. En quelques dizaines de secondes, ils furent à sa hauteur et tombèrent sur sa voiture. Les jours arrivaient par vagues épaisses comme des criquets qui s’abattent sur un champ, ils tourbillonnaient autour de son véhicule comme un essaim de frelons. Spectacle épouvantable, des jours par centaines, par milliers, des myriades de jours qui fonçaient sur lui avec l’intention évidente de l’anéantir. Des jours plus ou moins semblables, plus ou moins longs, plus ou moins gris, qui attiraient autant de nuits à leur suite, qui arrivaient par rafales, vrombissaient, frappaient les vitres, revenaient à la charge et rebondissaient sans arrêt, si nombreux qu’ils avaient obscurci son ciel. Il dut arrêter la voiture. Pour l’instant, elle était bien fermée et relativement étanche, mais pour combien de temps ? La carrosserie, les joints ne sont pas prévus pour résister à une attaque massive de dates et de jours. Ils finiraient bien par trouver une faille, un interstice, et alors ils s’infiltreraient par centaines et c’en serait fini de lui. La mort en quelques secondes, quelques minutes tout au plus, car personne ne peut résister à un assaut massif de jours. Son coeur saturé d’adrénaline battait à tout rompre. Ses médicaments étaient restés au Centre. Il savait qu’il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme-là. Lui qui comptait le temps ! Son temps à lui serait compté si jamais le flot des jours prenaient le dessus. Il essaya pathétiquement de respirer comme on lui avait appris au Centre. Mais à quoi bon respirer calmement si l’on doit mourir dans les minutes qui suivent ? Puis il tenta de compter jusqu’à cent trente. Il pensa puérilement que s’il atteignait cent trente il serait sauvé. Les assaillants continuaient à tourbillonner sans cesse autour de l’habitacle. Ils passaient d’un côté et de l’autre, par vagues, par brusques changements de direction, comme ces bancs de sardines qu’on voit dans les documentaires, comme des oiseaux de proie, des essaims d’abeilles ou de frelons. A se demander s’il n’arrivait pas à chaque instant des jours nouveaux, en rangs serrés, prêts à l’attaque. Tout autour de sa voiture, dans un grondement sourd, ils continuaient inlassablement de se cogner contre les vitres, ces milliers de jours, des fins de mois, des grumeaux de semaines, couleur d’orage, de fin des temps, aussi inexorables que l’invasion des sauterelles, comme une plaie d’Egypte ou les démons du sabbat. Il se mit à brailler :

– On m’a laissé sortir ! Je suis sorti ! Tout va bien ! Fichez-moi la paix !

Mais les jours continuaient à tourbillonner inlassablement autour du véhicule comme un cyclone dément, une crue subite, une nuée folle, une éruption qui cachait la lumière. Effet de son imagination surexcitée ou bien la vérité, les jours s’étaient encore regroupés pour foncer en rang serrés sur le frêle habitacle, ils reculaient comme pour prendre leur élan et revenaient à la charge en se heurtant sans fin contre les vitres. Le spectacle était hallucinant, cette masse incontrôlable de jours et de nuits qui tournoyait sans arrêt, percutait son abri, cette sarabande infernale qui appuyait sur ses tempes et semblait déterminée à venir à bout de lui. Mû par une impulsion subite où enfin n’entrait plus aucun calcul, il poussa un long hurlement primitif qui contenait tout ensemble la douleur des femmes en couches, le cri primal du nouveau-né, l’agonie du soldat sur le champ de bataille, la souffrance des blessés et le dernier sanglot du mourant. Il lui sembla que sous l’effet de la surprise, les jours avaient reculé pour la première fois et relâché leur étreinte. Alors il alluma ses phares, enclencha la première et démarra en trombe en essayant de fixer la route à quelques mètres de lui. Les jours avaient été pris de vitesse. Quelques-uns prirent sa voiture en chasse mais il avait eu le temps d’accélérer et la visibilité s’était considérablement dégagée. Plus question de perdre un instant à calculer la vitesse, le temps, la distance, toutes ces choses qui avaient encombré son esprit jusqu’à présent. Il fallait distancer ses jours et fuir le plus loin possible. Il décida brusquement de bifurquer vers le sud, là où les routes sont plus rapides et où il aurait peut-être quelque chance de semer la meute lancée à sa poursuite. La lumière avait baissé. Le soir ? Il avait donc passé combien de temps, combien de jours sur cette route depuis l’arrivée du nuage maudit ? Mais ses calculs obsessionnels avaient disparu. A la place, une intense envie de lutter et de vivre comme il ne l’avait plus ressentie depuis des mois, des années peut-être. La poursuite ne s’arrêterait pas à la tombée de la nuit, Peren n’était pas si naïf. Les jours ne s’arrêtent pas quand la nuit tombe. Pour les humains, la nuit est un répit quand on arrive à dormir d’un sommeil sans rêves, mais les jours ne s’arrêtent pas pour autant. Rien n’arrête les jours. Il savait bien qu’ils sont tous liés ensemble par le pacte secret. que les jours n’abandonnent jamais leur proie, qu’ils allaient sans doute se regrouper pour suivre l’homme à distance/ A présent la nuit était tombée et il ne savait rien de la troupe lancée à sa poursuite, juste quelques éclairs furtifs devant ses yeux comme des flocons de neige ou des phalènes dans le faisceau des phares. Comme l’aiguille de la jauge à essence descendait vers le rouge, une enseigne lumineuse troua la nuit, quelques semi-remorques garées en épi : un snack de routiers. Il pila immédiatement et traversa en courant les quelques mètres qui le séparaient de l’entrée, franchit le sas, s’engouffra dans le bâtiment en refermant brutalement la porte derrière lui. Aucun n’avait pénétré.  Il reprit son souffle. Le préposé à casquette derrière le comptoir leva à peine les yeux sur lui. Il y a tant de gens bizarres qui font tant de choses bizarres sur les routes la nuit… Il demanda un téléphone. L’homme à la casquette lui désigna les cabines d’un mouvement de menton. Quelques secondes, puis enfin la voix si chaude et familière:

– Où es-tu maintenant ?

– Je suis sorti ! Trop tôt sans doute. Ils m’ont rattrapé. Ils m’attendaient. Ils guettaient ma sortie !

– Je sais. Je suis au courant.

– Quoi ? Tu sais donc ce qui m’arrive ?

– Oui. Le Centre m’a averti. Que tu étais parti. Tu as pris tes affaires et tu ne leur as rien dit.

– Mais l’attaque des jours ?

– Ils m’ont prévenu aussi. Il s’en doutaient.

– Mais alors, qu’est-ce que…

– Ne t’affole pas. Tu ne retourneras pas au Centre. Je te le promets. Dis-moi juste où tu es.

Il posa la question au pompiste. Celui-ci grommela sans lever les yeux de ses mots fléchés :

– Relais de l’Etoile. N. 137.

– Bien. Ne bouge pas. Je te promets que plus jamais tu ne retourneras au Centre. Commande-toi un café, j’arrive.

Toujours la voix merveilleusement apaisante.

– Mais tous ces jours ? ces jours ?

– Tu n’auras plus jamais à t’inquiéter. Tous ces jours, nous les passerons ensemble.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *