Sur un prétexte de Pascal Dessaint « ça va chauffer… » la communauté Tarn et Dadou proposait son concours annuel de nouvelles. J’ai fait partie des lauréats avec « un jour rayonnant ». Ca commence comme ça :
La montre indiquait à peine 6 heures 30. Abe écarta avec précaution les épaisseurs de rideaux superposés et jeta un oeil soucieux par l’étroite ouverture. Ca chauffait et c’était stupide de croire qu’il pouvait en être autrement. Au dehors, dans ce qui avait été autrefois des jardins se dressaient les rares carcasses d’arbres qui avaient pu résister jusqu’à présent aux incendies spontanés. Dans les rues incandescentes du quartier, on devinait les maisons calfeutrées tant bien que mal contre le rayonnement mortel, les piscines vides recouvertes de bâches qui étaient devenues avec le temps comme autant de refuges provisoires pour des hordes d’errants. Le soleil, ce fameux soleil, source de vie et de bienfaits, l’absolue nécessité des hommes dans les siècles passés, l’astre mortifère pesait désormais de tout son poids sur la planète et dardait ses rayons impitoyables sur toute chose vivante. Les oiseaux étaient partis les premiers et avec eux leurs chants. Ils avaient déserté en masse vers d’incertains refuges en suivant leur instinct millénaire…
Des oiseaux, il ne restait rien dans la lumière aveuglante.
Abe laissa retomber les tentures.
– Je crois bien que ce sont les derniers jours que nous passons ici, émit-il à l’attention de Nora qui haletait dans la pénombre. Nous devons partir nous aussi.
Sa femme leva vers lui ses grand yeux pâles :
– Abby, comment faire ? Tu sais bien que… les routes sont depuis longtemps impraticables. Elle ne parlait pas de véhicules à combustion, le pétrole avait disparu depuis si longtemps. Mais tout le goudron avait fondu.
– A présent, je me sens trop faible pour partir d’ici, dit-elle d’une voix sans timbre.
– Tu sais, nos voisins les Colson eux aussi se sont décidés à partir. Leurs volets sont tirés depuis plus de quinze jours et…
– Oui, partis… mais Liza m’avait dit- elle reprit son souffle avant de continuer- que leur piscine d’intérieur était encore pleine. Abe… il y a sans doute…il y a encore de l’eau chez les Colson. Tu pourrais…
Abe caressa doucement les cheveux de sa femme.
– OK, j’ai compris. J’y vais.
Abe avait toujours été si fort. Ces derniers temps, c’est son énergie communicative et son optimisme inépuisable qui avaient permis à Nora de tenir.
Dans le garage, Abe prit deux jerricans vides de vingt litres. Combien de temps deux personnes peuvent tenir avec quarante litres ? Il faudra faire combien de voyages ? Evite de te poser des questions sans réponse. Ce n’est pas de réponses dont tu as besoin, mais de solutions.
Abe ajusta sa cape et son foulard blanc sur le crâne, appliqua un mouchoir sur ses narines et franchit aussi vite que possible l’espace brûlant jusqu’à la maison des voisins. La chaleur était suffocante et chargée de vapeurs épaisses, comme sorties d’une soute. L’air saturé de chaleur faisait vibrer les images qui parvenaient au cerveau. Abe sonna à la porte, mû par une très vieille habitude qui datait du temps où l’on se retrouvait chez les uns chez les autres pour préparer les vacances en commun, visionner la finale de l’Ecoray ou juste prendre l’apéritif sur la terrasse en dégustant des criquets frits.
Pas de réponse à attendre. Les Colson avaient déguerpi eux aussi.
Abe contourna la maison jusqu’à la véranda. Il essuya du coude ses yeux brûlés par la transpiration et d’un coup de pied, il fit sauter la porte vitrée. Une odeur de moisi un peu rance. Les deux perruches apprivoisées gisaient par terre, sans vie. Il passa dans la pièce à côté et dans la pénombre bienfaisante, bon sang, la piscine était là, pleine à ras bord d’une eau sombre, comme aux temps des jours heureux où leurs mômes ensemble improvisaient des parties de polo au milieu des éclats de rire. Abe s’agenouilla auprès du bord, défit le bouchon des jerricans et commença à les remplir. Leur poids commençait à tirer sur ses épaules quand il remarqua à l’autre bout du bassin comme un chiffon qui flottait à la surface de l’eau. Il posa ses bidons pour aller voir de plus près. Pas un chiffon, un vêtement. Un peignoir. Le peignoir de Liza. Et dans le peignoir, flottant entre deux eaux, le corps sans vie de Liza. Abe contourna le bassin. Et il y avait aussi Cole, son mari. Et les deux gamins. Noyés. Les Colson avaient donc décidé de ne pas partir. Ou plutôt de quitter la vie sans quitter leur maison.
Le tout premier réflexe d’Abe fut la colère. Sentiment de gâchis. Avec quatre cadavres, l’eau du bassin tout entier était devenue impropre à la consommation. Il eut honte de sa première réaction. Et aussitôt après, un curieux sentiment d’envie, presque de jalousie : Les Colson avaient trouvé en famille le moyen d’échapper à la folie du monde. Et encore après il fut submergé par une immense vague de pitié, pour ses voisins, pour les gosses, pour Nora, lui, les perruches, pour toute chose encore vivante dans le four mortel qu’était devenue la planète.
Il décida de faire un sacré effort pour n’en rien laisser paraitre et retraversa en courant la rue. Les couleurs semblaient passées, pâlies comme dans les très vieux films dont la pellicule est surexposée.
– Chéri, tu as …?
Mais son mari semblait avoir pris un sacré coup de vieux en quelques minutes et ses traits tirés fournissaient la réponse.
Abe parcourut d’un regard las le salon, tout ce qui avait été leur vie jusqu’à ces derniers temps. Ses collections de livres, les bibelots, les souvenirs d’une vie. Les photos des enfants dans des cadres vieillis. Les enfants, ils n’avaient plus eu de leurs nouvelles depuis deux ans. Les jeunes adultes qui le pouvaient avaient commencé par migrer en masse vers les régions boréales avec l’espoir naïf que vers le nord il ferait plus frais. Exactement comme des oiseaux migrateurs. Mais il fallait d’abord chercher sa route parmi les nombreux bras de mer qui s’étaient formés à la suite de la montée des eaux. Ensuite, trouver à s’alimenter car des dizaines de millions de personnes convergeaient en même temps vers le nord en se fichant pas mal des frontières. Ceux qui parvenaient là-haut arrivaient sur les rivages craquelés de sel de l’immense océan qui s’étendait à la place de la banquise et étaient à la merci du même soleil impitoyable.
Nora et Abe avaient longtemps guetté quelques nouvelles parmi les stations radio qui émettaient encore. Aucune info météo, à quoi bon ? C’était toujours les mêmes conseils de protection en direction des populations et des listes interminables de noms de réfugiés qui cherchaient un parent, un frère, un proche. Puis les radios à leur tour s’étaient tues, grillées.
A l’intérieur du salon, le thermomètre indiquait 41°. Abe plongea ses yeux dans ceux de Nora. Sur son beau visage la déshydratation chronique avait superposé le masque de la mort prochaine.
– Nous ne pourrons plus tenir longtemps ici. Il nous faut partir. Tant qu’il nous reste quelques forces. Nous marcherons de nuit. Trois ou quatre heures de marche en ligne droite. Nous tâcherons d’arriver au lac. Parait qu’ils ont installé des citernes d’eau douce et des abris sous la colline.
Et il espérait que sa voix serait assez ferme pour convaincre sa femme. Et tout en disant cela, il ne pouvait s’empêcher de repenser au peignoir bleu. A Liza. Aux autres.
Nora étira un pâle sourire, hocha la tête en signe d’assentiment.
Dans le sac à dos, Abe plaça les deux dernières gourdes remplies de jus de citron, quelques fruits secs. Une lampe frontale. Pas la peine de se charger. Il fallait juste rejoindre le lac avant le lever du soleil. C’est ça, arriver au lac. Sinon, ils grilleraient sur place comme des hannetons dans une poêle.
Vers minuit, Nora se retourna une dernière fois vers leur maison qu’ils quittaient pour toujours. Aucun espoir que la température ne baisse dans les années à venir. Le réchauffement s’était emballé ces derniers temps, dépassant de loin toutes les prévisions les plus alarmistes. Avec les derniers précieux gallons de carburant, les plus riches de la planète avaient affrêté des fusées vers la Lune. On avait parlé de pots-de-vin astronomiques. De bagarres au couteau pour les dernières places. C’était il y a plusieurs années déjà. Les autres…
La lune de cette nuit-là était haute. L’odeur âcre de brûlé dominait toutes les autres. Nora, encapuchonnée dans des draps blancs, marcha courageusement. Mais rapidement des cloques apparurent sous ses pieds. Il était évident que les semelles de ses chaussures n’étaient pas assez épaisses pour résister à la chaleur accumulée au niveau du sol. Il n’avait pas plu depuis si longtemps…
A une distance de quelques centaines de mètres, Abe avisa un bâtiment isolé de plusieurs étages. Ces bâtiments en hauteur avaient été les premiers évacués. IIs concentraient trop la chaleur pour être utilisables. Mais il n’y avait plus vraiment le choix. Il passa le sac à dos sur les épaules de Nora, la jucha sur ses épaules et continua péniblement sa progression vers l’immeuble.
On déchiffrait encore sur la façade : HCPOIV. Haut-Commissariat à la Promotion de l’Optimisme, secteur 4. A bout de forces, ils arrivèrent en titubant dans le hall de l’ancien bâtiment officiel. Il avait dû être abandonné depuis longtemps par les autorités. Des vagues de squatteurs l’avaient occupé en laissant des graffiti sur les murs, des boites de conserve au sol, des couvertures, des palettes pour se protéger du rayonnement.
Abe ne prit pas le temps de souffler. Ils n’auraient désormais plus le temps de rejoindre le lac avant le lever du soleil. Il fallait organiser un bivouac dans ce bâtiment, patienter là une nouvelle journée en s’abritant tant bien que mal du soleil, économiser les gourdes, rafistoler les chaussures de Nora en attendant la nuit prochaine… Abe jeta un regard à sa femme qui somnolait déjà, écrasée par la chaleur et la déshydratation. Les draps dont elle s’était enveloppée ressemblaient bigrement à un linceul et il essaya de chasser cette image de sa tête.
Elle ne tiendra pas longtemps, songea t-il.
Il parcourut les étages supérieurs à la recherche de solutions de survie sans trouver autre chose que des chaises renversées et des immondices. Au rez de chaussée, une porte en tôle attira son attention, à moitié dissimulée par une grosse machine en fonte aux rouages compliqués qui semblait destinée à l’imprimerie. La machine bloquait la porte et empêchait l’entrée. S’il y avait encore un espace qui n’avait pas été visité, c’était bien celui-là. L’homme se mit frénétiquement en quête d’un outil pour tenter de déplacer la machine. La sueur lui brûlait décidément les yeux qu’il dut essuyer à plusieurs reprises. Finalement, il trouva un solide chevron qui pourrait servir de levier. Nora gémissait doucement à même le sol. Après plusieurs tentatives, il finit par déplacer de quelques centimètres l’énorme engin, suffisamment pour entrebailler la porte. Epuisé et en nage, Abe découvrit avec satisfaction que la chaleur n’avait pas encore tout à fait pénétré dans le local aux murs de béton épais. Comparé à la canicule qui régnait partout, il y faisait presque frais !
Abe se hâta de tirer sa femme dans l’ombre bienfaisante de la pièce et balaya du faisceau de sa lampe le local. D’autres machines, des plans de travail, du papier en rouleaux, en liasses. Des affiches. Sans doute l’imprimerie officielle. Abe cherchait surtout quelque chose qui pourrait ressembler à un un réservoir, un bidon d’eau, un robinet. Son attention fut attirée par l’affiche d’une vieille campagne de communication. L’image rétro représentait une scène du vieux vieux temps. Dans le ciel encore bleu, on voyait voler des héliophores, ces grands dirigeables couverts de panneaux réfléchissants censés renvoyer une partie du rayonnement solaire. Au premier plan, une de ces grandes tranchées creusées en hâte pour essayer de piéger un peu d’ombre et accueillir les premières vagues de réfugiés climatiques. Pour faire gai, le dessinateur avait ajouté des silhouettes de palmiers à contrejour. Au premier plan de l’image, il avait représenté un couple souriant qui semblait en éternelles vacances. Abe ne put s’empêcher de penser à la situation de son propre couple. Ce qui l’émut le plus, c’était le
dessin de ces antiques deux-roues à propulsion musculaire. Ainsi donc, les hommes de ce temps connaissaient encore le moyen de se déplacer avec leur propre énergie. Pourquoi donc avaient ils sucé la planète jusqu’à la dernière goutte de pétrole en anéantissant les dernières chances de survie de l’humanité ?
Abe grogna :
– Les imbéciles.
– imbéciles…murmura Nora avant de sombrer.