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 » à plume et à pédales « , Précyclule

« A plume et  à pédales », tel est le titre du dernier numéro de la Revue des Lettres modernes,  (classiques Garnier) dans la collection « Voyages contemporains », consacré au voyage à vélo sous toutes ses formes… littéraires.

J’ai eu la tâche (et l’honneur) d’en rédiger l’introduction intitulée « Précyclule ». Je vous livre ici juste la première page, je n’ai pas le droit par contrat d’en divulguer davantage. Vous pouvez commander l’ouvrage ( 296 pages, 38 €) directement auprès de l’éditeur.

ma nouvelle de mars : INFECTION

INFECTION

L’instant d’avant, les bouches de la nuit buvaient encore tout le pays. Toutes les épaisseurs du noir, toutes les densités de l’ombre, des plus subtiles aux plus épaisses, des plus massives aux plus déliées, après être descendues du ciel la veille avaient bivouaqué la nuit entière sur le plateau. A moins que, nées de la terre elle-même, elles ne se fussent d’abord répandues dans cet air libre et tiède qu’à seule fin de couler comme une eau grasse dans toutes les combes et sur chaque versant. Continuer la lecture de ma nouvelle de mars : INFECTION

prélude à l’après-midi

Comme promis, la nouvelle du mois, celle qui ne sera jamais publiée et que vous lirez tout de même, petits veinards.

 

PRELUDE A L’APRES-MIDI

Le soleil commençait à décliner sur l’horizon lorsque je repris enfin le chemin de la plage. Au quatrième verre de raki et après force palabres, j’avais réussi, sans lui faire une offense irrémédiable, à décliner l’encombrante proposition du chef du village qui avait tant insisté pour que je m’installe dans sa caravane au fond de son terrain. C’était vraiment très hospitalier de la part de Panakias et sa femme, mais je n’avais pas parcouru tous ces kilomètres pour me retrouver enfermé dans cette bicoque d’où l’on ne voyait même pas la mer. Et puis leur progéniture de mouflets occupait tout l’espace vital et piaillait dans la nuit égéenne jusqu’à des heures vraiment peu orthodoxes, soit dit sans vouloir offenser non plus la religion officielle.     Quant à Aghios Helios, l’unique auberge, il y régnait une touffeur d’étuve et la chambre donnait sur la grand’rue du village. Où l’on entendait encore hurler les gamins de Panakias. D’un autre point de vue, leur fille ainée, Amalia, pouvait peut-être aussi se révéler perturbante pour mon travail de recherche. Non qu’elle criât comme la marmaille de ses frères et soeurs, au contraire, elle m’avait paru très réservée, mais du haut de ses seize ou dix-sept ans, elle avait déjà une beauté tout à fait saisissante qui devait donner bien des insomnies aux gars du village. Sous son épaisse frange de cheveux noirs, qui n’était pas de la dernière mode mais ajoutait à son étrangeté, une paire d’yeux noirs, très vifs, intelligents et mobiles, m’avaient observé tout le temps de notre entretien. Elle avait un long nez droit, très distingué qui lui donnait un air de famille avec la statuaire classique. Sa bouche, en revanche, était tout à fait contemporaine et ajoutait encore un charme immédiat à ce visage dont la lumière semblait irradier de l’intérieur. Chaque fois que j’avais posé mes yeux sur elle à la dérobée, j’avais croisé son regard pénétrant qui semblait me jauger et m’avait rendu presque mal à l’aise.

A vrai dire, avant de dire non à la tribu Panakias, j’avais déjà repéré le soir précédent cette cabane de pêcheur au fond d’une crique. Cala Amphissa sur la carte. Ce n’est certes pas là que la descendance de Panakias ni les sirtaki hors d’âge moulinés par le jukebox de chez Manolis viendraient troubler ma tranquillité. J’avais demandé au chef à qui appartenait cette cahute, il ne s’était pas vexé, il avait bien compris mon attirance pour le calme du vrai bord de mer.

– Costas ! il s’était esclaffé. Costas est parti depuis trois ans avec une Albanaise, la tête lui a tourné, maintenant il est docker à Salonique, rè blaka, les diables l’emportent, alors Hôtel Costas, il est à toi tout le temps que tu resteras ici, il a ajouté en clignant de l’oeil. Puis Panakias a échangé sa mastikha contre mon Côtes-du-Rhône. Il a déclaré :

– De toute façon, c’est toujours du vin grec car nous autres Grecs, nous avons apporté la vigne à toute la Méditerranée. Vos vins français, c’est nous qui les avons amenés dans nos amphores !
Et il prend sa belle voix de mâle pas rasé pour entonner un air traditionnel :

« Aneva sto trapezi mou … monte sur la table et viens danser avec moi… apportez-moi à boire jusqu’à l’aube ! »

Pas question de contredire le brave homme, mais le but de mon séjour grec était tout autre. J’ai pris congé de mes hôtes, Madame Panakias sur le seuil de sa porte et sa fille ainée qui me suivaient du regard. Son mari m’a accompagné pour me montrer comment avoir de l’électricité et même le téléphone dans la cahute ! Les lignes passent juste au dessus sur le plateau et le père Costas avait branché ses fils… s’ils n’ont pas été bouffés par les chèvres. Mais non, nous avons retrouvé les brins qui couraient encore dans les fenouils, Vassili a refait les piquages de fortune et ça marche ! Les télécom ne doivent pas faire fortune dans le secteur. Quant à moi, je pourrai même écouter de la musique et recharger mon ordi. Bref, tout s’est présenté aussi bien que possible. Par la falaise on est à moins de vingt minutes de marche du village et je serai aussi tranquille dans ma crique que Zeus en son Olympe. Enfin… C’est que j’envisageais de passer quatre à cinq mois ici, à Nithavros, mon camp de base, pour parachever ma thèse sur les sites paléochrétiens. Précisément, pour étudier par l’archéologie et l’épigraphie crétoise de quelle façon s’est opéré ici la transition entre le polythéisme des anciens Grecs et le christianisme orthodoxe. Louable intention, mais je sentais que je devrais rester vigilant pour ne pas succomber comme tant d’autres au rythme pianissimo local et au charme absolu de ces lieux.
Je m’étais juré de garder la cadence. J’ai commencé par faire le ménage « chez Costas », ma nouvelle résidence, c’est à dire repousser le sable au dehors. J’ai remisé dans un angle de l’unique pièce les filets en paquets et les cordages, recloué quelques planches du sol à claire- voie. Et creusé sous un bouquet de pins odorants une petite fosse avec de la sciure pour les feuillées. Stocké quelques bois flottés pour une petite flambée. Quant à l’odeur tenace de goudron, elle finirait bien par partir en ouvrant tous les jours la cabane au soleil. Je m’y habituerai… J’ai ainsi passé seul, dans la plus totale sérénité, les trois premières soirées dans cette retraite dont j’étais l’hôte unique et commencé à mettre de l’ordre dans les fiches que j’avais préparées les mois précédents à la fac. Indicible sensation d’être à la fois au centre du monde, au cœur du sujet que j’avais choisi et empli d’une paix souveraine qui transcendait totalement ma petite personne. Un ermite postmoderne, à quelques pas de l’épicerie et relié au monde par la magie de l’Internet et les bricolages de Costas, que béni soit son saint nom ! Ce jour-là, je décidai de rebaptiser la petite crique : Cala Chrysoé, hommage tardif à un autre Robinson, involontaire celui-là.

Ce fameux soir, le quatrième après mon arrivée, je reprenais mes notes sur l’ordinateur. Peut-être onze heures ou minuit. On ne percevait que le clapot sourd des vagues contre les rochers tièdes, lorsque j’ai entendu marcher sur les galets de la plage. Une démarche maladroite, des appuis hésitants sur ces cailloux ronds brossés par l’eau. Je n’aurais su dire si ça se rapprochait à pas étouffés à la façon d’un animal ou plutôt d’un humain timide. J’ai continué à cliqueter d’une main sur les touches de mon clavier pour donner le change et je me suis tourné très lentement pour ne pas effaroucher mon visiteur nocturne. Ma visiteuse ? Les pas se sont arrêtés. Seule la mer continue à remuer ses eaux lourdes de nuit. J’attends, le souffle court, en essayant de déceler un indice de présence. Homme ou femme ? Ami ou ennemi ? Comme je ne bouge pas plus qu’une statue, au bout de quelques minutes les pas feutrés reprennent. Deux ou trois, pas plus. J’écarquille les yeux pour discerner ce qui tente de s’approcher dans la pénombre.

– Allez, approchez, montrez-vous… montre-toi… je l’exhorte silencieusement.
Encore un moment long comme une éternité. Deux prunelles dorées luisent dans l’obscurité. Une paire d’yeux attentifs, à la lisière de l’ombre et de la lumière, sur le pas de porte du monde sauvage, à l’orée de cette civilisation dont je suis ici ce soir l’unique représentant. Peu à peu mes yeux de citadin s’accoutument à tous ces noirs de densité différente. J’entrevois une silhouette courte sur pattes. L’autre garde la tête penchée, à l’affût du moindre signe qui donnerait le signal de la fuite. Je l’ai observé à mon tour durant un bon moment puis sur une inspiration, j’ai hoché la tête et j’ai articulé d’une voix douce dans sa direction :

Kalispera… Bonsoir…
Pas de réponse. Juste une respiration courte.
Ena poto ? Tu veux boire un coup avec moi ? en espérant fugacement ne pas être tombé sur un soiffard qui va descendre la bouteille de mastikha en trois lampées.
Quelques secondes d’hésitation. Et l’autre m’a rendu mon bonsoir. Spera… Une voix de gorge, plutôt rugueuse. Je découvrirai plus tard, à la lumière, que son petit mufle ne rend pas sa prononciation très aisée à comprendre. Il faudra faire preuve d’attention et de patience pour comprendre son accent chuintant. Et rassembler rapidement toutes mes connaissances des deux grecs, le moderne et l‘ancien afin d’établir le contact :
Ti kanete ? (ça va bien ?)
Un silence.
Kala…kala…
Mais comme j’étends mon bras vers la bouteille, l’autre détale aussitôt ! Deux bonds en arrière, la nuit s’est refermée sur lui et le bruit de sa fuite précipitée décroit sur les cailloux. Mais j’ai eu le temps de voir. Il n’y a pas à douter. L’arrière-train de chèvre, cette croupe poilue, les cornes enroulées sur le crâne, ce galop de sabots sur les galets du rivage… Je n’ai rien bu ce soir, je sais que je n’ai pas rêvé. Est-ce la magie si paisible du lieu qui joue déjà sur moi ? Sont-ce mes lectures qui m’ont déjà rendu familier de ce monde ? Curieusement, je n’ai pas sursauté à son approche, je n’ai pas eu peur, je n’ai même pas été surpris par sa venue comme si, d’une certaine façon, je l’avais toujours attendu. Espéré. Lui ou un autre. Il ne s’est écoulé que quelques instants, mais cette visite impromptue m’a laissé bouleversé. J’avais cru en m’installant dans cette retraite me mettre en congé des hommes pour mieux me dédier à mon travail et voici que cette apparition m’oblige à repenser fondamentalement tous mes repères, à réfléchir à ma propre condition, à me remettre au milieu de moi-même alors que je souhaitais justement m’oublier provisoirement pour me dédier entièrement à mon étude.

La nuit a fini par s’écouler, avec ses odeurs de contes anciens, son goût de varech, un mélange indéfinissable de vrai et de faux, de rêves précis et de réalités confuses. Ce n’est certes pas l’état d’esprit idéal pour travailler à mon ouvrage… Mais après tout, n’avais-je pas déjà les deux pieds dans les mythes ? Toutes ces années d’étude, le sujet de ma thèse, mon indécrottable romantisme m’y ont d’une certaine façon préparé. En un éclair, j’ai eu la confirmation de certaines de mes intuitions…

Deux soirées se sont écoulées sans qu’il ne revienne. J’en viens à l’attendre à la nuit tombée, guettant le moindre son qui vient de la plage. Le troisième soir, j’allais m’endormir, toujours les pas pointus sur les galets glissants à la limite de l’ombre et de la lumière, des deux mondes. Il tourne la tête légèrement de côté pour tendre l’oreille, à la façon d’un animal nocturne qui se guide à l’ouïe. Mon coeur s’emballe, je devine la tête volumineuse encadrée de deux cornes vrillées, le front rugueux et cambré, le reste du visage mangé par une barbe poivre et sel. Alatopipero.Plus de sel que de poivre. Pas de geste brusque. Tout doucement. Pio arga. Apprivoiser. Tâcher de montrer que l’on est un homme civilisé. Pas une brute. Il a dû si souvent fuir devant mes semblables ! Combien de ses congénères ont dû périr à toutes les époques ? Guerres, battues, chasses à cor et à cri … Jalousies, vendettas… Il se méfie. Il a raison. C’est un survivant des temps homériques. Un yéti de l’histoire. Un mouvement trop hâtif et il quittera le rond de clarté, il retournera en courant à la nuit qui l’a protégé jusqu’alors. Je tente :

– Vous avez faim ? Soif ?… Tu es perdu ?
Je suppose que ce sont les premières questions que je poserais à un naufragé parvenu jusqu’à la plage. Il fait signe non de la tête, de ce curieux geste grec qui décrit comme un huit en l’air. Bon. J’imagine que depuis le temps il a fini par apprendre quelques rudiments de la langue du pays où les siens ont survécu tant de siècles. Nous allons pouvoir communiquer un peu, moi avec mon grec scolaire et mon savoir livresque, l’autre avec ce qu’il a pu attraper de cette culture insulaire qui au fond n’a pas tellement changé depuis Homère. Je prends ma voix la plus apaisante. Il est maintenant dans la lumière. J’ai du mal à lui donner un âge, mais de toute évidence il n’est plus jeune du tout. Sa façon de se déplacer. Son visage usé et recuit par tous les étés. Saturnien. Un Verlaine hermétique. Me revient une bouffée de Moustaki. « Avec ma gueule de métèque…» Un nez retroussé, une bouche à grosses lèvres lippues, des pommettes marquées, des oreilles épaisses à larges bords. Le bras en avant vers la lumière. Une orange dans la main. Il a apporté une orange. Il m’a ramené une orange ! Dans quel jardin a t-il bien pu dégoter son présent ? Mais j’ai bien compris, à travers le fossé culturel qui nous sépare, la valeur de son geste. Lui aussi à sa façon tente de m’apprivoiser. Deux vies maladroites, à la frontière de leurs corps distincts, qui essaient de trouver un langage commun. Je me suis levé doucement,tout doucement, pieds nus sur les cailloux. Un pas après l’autre. L’apparition attend, le bras arrondi dans ce geste d’offrande que l’on voit aux statues archaïques, la tête penchée, à l’écoute d’une autre vie que la siennne. J’ai saisi doucement l’orange, l’ai portée à la bouche.
Efkaristô, kirios
Il opine de la tête.
kâlo…kalô…
Après ce geste propitiatoire, je suis allé chercher deux verres propres sur l’étagère, je les ai remplis d’autorité de ce vin parfumé au lentisque dont le goût restera pour moi à tout jamais attaché à cette rencontre. Dans un geste d’offrande identique, je lui tends lentement le verre, de loin, pour l’obliger à se rapprocher de la lumière de la lampe. Toute trace d’appréhension n’a pas disparu- il faudra une bonne semaine pour cela- mais il avance pas à pas dans ma direction. Saisit le verre. Le prend, le flaire longuement, y trempe la langue, se pourlèche les lèvres. Pour ce premier soir, il n’y aura pas davantage. Mais un contact fragile s’est établi. A la lumière, j’ai pu détailler ce corps noueux de celui qui autrefois a dû être un athlète. D’une taille sensiblement inférieure à la mienne, mais il est vrai que je suis plus grand que la plupart des gens d’ici.
– Comment tu t’appelles ?
Je répète ma question, que l’autre ne semble pas comprendre, malgré les gestes. Normal. Peut-être qu’il ne s’appelle pas. Qu’on ne l’a jamais appelé. C’est une situation inédite, mais je ne peux s’empêcher de lui trouver des échos littéraires. Toujours mon côté romanesque. Je repense à Cala Chrysoé. Moi Robinson Crusoé. Toi Vendredi. Vendredi. Paraskèvi. Pour moi tu seras Paraskèvi. Répète. Para-skèvi.
– Para… skèvi.

L’autre répète docilement en dodelinant de la tête. Le mot ne semble éveiller aucun écho dans son crâne. Il ignore bien sûr vendredi. Et les autres noms de la semaine. A quoi bon se remplir la tête de notions aussi inutiles quand chaque jour semble l’éternité au bord de la grande mer ? – Pardi, mon vieux, tu as raison. Paraskèvi ça n’a aucune importance. Juste un mot pour toi. To onoma mou inè… Je m’appelle Jean-Luc… aucune importance. De toute façon, je suis de moins en moins Jean-Luc, de plus en plus Chrysoé. Robinson Chrysoé. Soudain, estimant sans doute que la conversation avait assez duré ou qu’il se mettait en danger, le voilà qui fait brusquement volte-face et s’enfuit en trottinant dans la nuit sans un mot. La nuit suivante, il est revenu. Paraskèvi. Vers minuit, c’est son heure.
– Tu viens boire un coup, n’est-ce pas ? Vieux brigand.
Ce n’est pas de la familiarité, encore moins de la complicité. Plutôt une tentative d’apprivoisement mutuel, une passerelle fragile lancée à travers l’histoire, les règnes et les espèces… Voici que maintenant, avec ses deux mains ouvertes, il mime un cadre.
– Quoi ? Une caisse ? Tu veux une caisse ? Une boite ? Non, ce n’est pas ça. Emballage ? Il insiste. Je commence à comprendre qu’il est venu dans un but précis. Pas pour ma pomme. Ni le petit verre de l’amitié. Il cherche quoi ? Trouver ? Tiléorassi ? Non, mais je rêve ! Mon vieux, tu cherches une télé ? Ici ? Toutes les constructions mentales que j’ai commencé à échafauder s’effondrent d’un seul coup ! Tu as fait tant de chemin dans ta tête, mon petit père, tu as pris tous les risques pour venir voir la télé ?
Je réfrène une grande envie d’éclater de rire ! C’est un peu, voyons, comme si Ulysse commandait un vol direct pour Ithaka. Calypso allait acheter l’horoscope. Un scanner de l’oeil pour Polyphème. Héraklès venu assister à la demi-finale. C’est vraiment trop drôle !
– Non, mon vieux, pas de télé ici. Oxi tiléorassi.
Mais Paraskèvi insiste. Du menton, il désigne mon écran d’ordinateur. Il y ajoute un geste de ses deux mains fermées en forme de conque.
Moi Jean-Luc pas comprendre. Boire ? Non. Fermé ? Source ? Non. Ce n’est pas un jeu. Je cherche furieusement. Prière ? Paraskévi ajoute un autre geste. Non équivoque. Gunaika.
Femme. Femme sur l’ordinateur. Il cherche des femmes sur l’ordinateur. Voilà qu’il demande à voir des femmes sur l’écran de mon ordi. Ici, maintenant, à Cala Amphissa, au coeur de la nuit crétoise. Naturellement, je suis obligé, à la lumière de ces dernières secondes, de reconsidérer sur-le-champ tous les débuts de scénarios que j’avais commencé à élaborer. C’est terriblement difficile. Par ma culture et mes modes de pensée, j’ai tendance à mettre en connexion les faits entre eux pour en tirer une forme de logique. Une cohérence. Voilà qu’il prend à contrepied tout ce que j’avais pu imaginer à son égard.
– C’est bien ça ? Femme ? Tu veux voir des femmes. Ici ? Sur ma bécane ?
Il acquiesce. Deux-trois clics, pas bien sorcier, quelques mots-clés et me voici, nous voici comme des ados boutonneux à la recherche des images clandestines. D’ouvriers migrants privés de tout contact charnel. Ou d’infirmes de la vie. Des fesses, des seins, des yeux trop maquillés, des sexes en tout genre, ouverts, fermés, offerts, voilés, abandonnés, dérobés, exhibés, couleur, noir et blanc, toute la ménagerie fantasmatique de l’homme frustré occidental. Paraskèvi s’est rapproché tout près, attentif sur le bord du banc, les yeux écarquillés. Pas de doute, ce n’est pas du tout pour ma bonne tête que le vieux faune est venu, réduire le fossé culturel, dissiper le malentendu millénaire, que sais-je, mais juste parce que je possède l’image. Le sacro-saint pouvoir de l’image. L’icône.  Se rend-il compte que c’est la sienne, d’image, celle que je m’étais faite un peu trop vite, qu’il bouscule en ce moment ? Iconoclaste! Où diable a t-il bien pu apprendre que chez les hommes, il y a de petites boites qui dispensent toutes sortes d’images ? Au village parbleu ! Ce ne doit pas être bien compliqué de se glisser de nuit dans les ruelles désertes et de lorgner par derrière les rideaux les fenêtres largement ouvertes. Au village on adore faire brailler la télé. Signe extérieur de richesse. Ou de dépendance. D’autant que la bande-son criarde ne laisse aucun doute sur la nature des téléfilms que s’y déroulent. Tout de même ! Est-ce un effet de sa solitude ? De sa condition d’exclu ? Tandis que toutes ces interrogations se bousculent dans ma tête, sa parole moins saccadée m’aide à entrevoir des réponses.
– Bien vieux il est maintenant. Trop vieux. Il court plus après. Peut plus. Avant il courait. Il courait après. Toujours tout le temps il courait après.

Je comprends que la quête des femmes a été la grande affaire, l’unique affaire de sa vie. Sa condition terrestre. Il a vu le jour sur cette terre, au bord de cette mer, dans l’unique but de s’unir à des femmes. Toutes les femmes. Comme si l’unique mission qui lui était assignée était la perpétuation du culte de Pan, zélateur d’Eros au service exclusif d’une sexualité galopante… La mission a cessé d’être remplie puisque lui et les siens sont en voie de disparition. Ont disparu. Peut-être suis-je en face du tout dernier représentant de ces êtres flamboyants et mythiques ? Quel rôle joue t-il dans le grand mouvement cosmique ?

Il dit encore en secouant la tête :
– Avant il partait en chasse tous les jours. Tous les jours il faisait la recherche. Maintenant, elles n’approchent plus ici. Maintenant il est trop vieux. Il a mal, ajoute t-il en désignant ses genoux.
Et voici à présent que le petit Français avec sa thèse sur l’épigraphie crétoise en bandoulière sent soudain une grande émotion monter en lui, comme une fraternité archaïque qui lui fait venir les larmes aux yeux. Ce vieillard inoffensif, perclus d’arthrose, un émissaire du grand Pan ? l’incarnation de la force vitale ? l’énergie primordiale qui court dans les veines et fait bouillir le sang de tous les vivants ? Je m’approche sans précaution de lui pour prendre sa main. A mon geste inoffensif, il bondit avec ce qui lui reste de forces et part en clopinant au delà de la lumière de ma cahute. Le réflexe animal de la fuite. Je ne le verrai pas de deux soirs. La nuit, les rêves que je fais fourniraient à un psychanalyste un beau matériau mythologique. Comme dans l’Odyssée, « tel Ulysse qui allait se mêler aux vierges aux belles boucles, tout nu qu’il était mais la nécessité le prenait », je folâtre à mon tour sur des plages anciennes où l’on n’a pas encore inventé la jalousie ni la pudeur. Dans la journée, mon travail n’avance guère. Les après-midi sont trop chauds pour faire autre chose que la sieste et mon esprit est largement occupé par cette apparition hors du commun.

Hier en fin d’après-midi, j’ai sursauté en voyant arriver par les rochers une silhouette longiligne avec un casque de cheveux noirs. Un sourire franc, une poignée de mains musclée, Amalia a souhaité passer me voir à la cahute. Elle m’explique qu’elle est allé pêcher des petits coquillages dans les rochers. En guise de pacte d’alliance, elle dépose sur la table une pleine poche de petits crustacés.

– Pour manger toi ce soir, m’explique t-elle avec son si beau sourire.
Je n’ai guère que du soda un peu tiède à lui proposer. Elle accepte vaillamment. Nous bavardons tranquillement à l’ombre de l’auvent. Sans l’ombre tutélaire du père, Amalia est beaucoup plus détendue. A mon tour, je la regarde vivre sans retenue. Une belle grande fille qui mène sa vie simple dans ce coin perdu. Qui lui pèse, m’avoue t-elle. Elle voudrait partir de ce trou, vivre sa vie, apprendre à conduire des autobus et rencontrer des gens bien. Et aussi faire des études. Et trouver un beau garçon pour l’épouser. Et sortir en boite avec des copines. Je souris à l’évocation de ces vies multiples, de ces rêves de gosse.

– Et toi, tu vis seul ici ? demande t-elle en me scrutant de son regard profond et pénétrant.
– Ben oui ! tu vois bien. Pourquoi tu me demandes ça ?
– Comme ça … pour rien.
Elle parcourt d’un regard circulaire la modeste cabane. Son regard s’évade. Aussitôt après, sans transition, elle saute sur ses pieds. – Il faut que j’y aille, sinon je vais encore me faire punir.
Elle mime un salut militaire comique. Puis sa fine silhouette décroit rapidement derrière la pente, ses longues jambes à la poursuite de son cou. Pardon petite Amalia, me serais-je mépris sur ton compte ? Je me suis remis doucement au travail. J’ai fait une belle poêlée de fruits de mer. Au même moment, là-haut dans le village, une jolie brunette rêve à la ville, rêve à la vie…

Ce même soir, Paraskèvi est revenu. Plus méfiant que jamais, humant l’air autour de lui à petits coups de nez. Il a des attitudes involontairement comiques qui me font penser à un animal en quête de friandise. Et toujours ces mains en forme de conque, pour signifier la coupe, le réceptacle, le tabernacle féminin, sa porte d’entrée et sa raison d’être. Je range mes notes sur la table. Je clique sur deux ou trois noms de sites à vocation érotique. Paraskévi émet de petits grognements de satisfaction. Le vieux bougre a vite compris que c’est le petit clic de ma souris qui commande le changement d’image. Inè endaksi. Tout va bien. Paraskévi me tire par la manche : il ne veut pas d’images où l’on voit des hommes en action avec des femmes. Il est clair qu’il y voit là une concurrence dont il sortirait à tous les coups perdant. Mais le pauvre diable se révèle plus sélectif que je ne pensais. Il ne veut pas non plus de femmes entre elles car il n’aurait pas non plus de raison d’être si toutes les femmes tenaient commerce entre elles. Il ne veut pas non plus de film. Je suppose que l’image animée impose son rythme et qu’il ne maitrise pas le défilement de la séquence. Il grogne de désapprobation aux maquillages, aux tatouages, aux gadgets, aux artifices. Il se réjouit au contraire à la vue d’une femme dans son plus simple appareil, sans colifichet, sur fond de nature. Finalement, ses gloussements de joie, il les réserve aux images fixes de femmes nues sur une plage. Avec cette sélection érotique relativement sage, j’en arrive à la conclusion qu’il souhaite revenir au plus près des images de sa jeunesse, nymphes, dryades et naïades. J’observe le bonhomme tandis qu’il garde les yeux fixés sur les créatures virtuelles qui défilent sur l’écran. Hormis son regard attentif derrière ses paupières plissées, son corps reste parfaitement immobile. A vrai dire, tout ce qui reste de virilité en lui semble avoir trouvé refuge dans ses yeux, car pour le reste, il est absolument inoffensif. La chemise sans couleur qu’il porte sur son corps n’a plus rien à dissimuler.

Ma connaissance du monde grec ancien tente de combler les trous de sa généalogie. J’imagine sans peine qu’au temps de sa splendeur, dans son âge d’or, des femmes du village plus curieuses que d’autres ou attirées par sa réputation aient pu descendre discrètement sur la grève et se laisser surprendre par Paraskèvi ou les siens. Ou bien une femme de pêcheur se languissant du retour de son mari. Ou alors, tandis que l’homme imbibé de vin ronfle sur sa couche, la femme aux sens en feu est descendue en pleine nuit à la clarté de la lune au bord de l’eau… Elle y savait déjà l’odeur des satyres qui ne dorment jamais et dansent sous la lune… Les pêcheurs partis pour plusieurs jours sur leurs embarcations, le soleil énerve les peaux et l’on ne supporte aucun tissu sur le corps. On s’endort nue les yeux ouverts sous les eucalyptus de la plage… Les occasions n’ont pas dû manquer pendant toutes ces siècles de cohabitation. Dans l’amour, des mots ont été échangés, des petits noms, des expressions, des insultes ou des mots doux. Les passerelles entre les deux espèces ont dû être plus nombreuses que l’on croit… Je réalise que ce n’est pas par les pêcheurs et les hommes de la côte qu’il appris ses rudiments de grec, mais par les femmes ! Mon vieux Paraskèvi, je songe en moi-même, as-tu encore une bonne raison de vivre ? Les images des écrans, les téléfilms que tu as entrevus derrière un volet ne sont que les ersatz de la vraie vie, des simulacres. Personne ne peut se contenter de faux semblants. Paraskèvi, à ton tour, tu as basculé dans le virtuel… L’autre nuit, dans sa langue archaïque, il a tenté de me raconter des bribes de son existence. Pas facile de déchiffrer ce qu’il tente de me communiquer, même avec force gestes. Je pense avoir compris cette anecdote : un jour sur la plage il poursuit à la course une jeune femme rousse, kokkina, à la chevelure flamboyante. Elle escalade la dune, il grimpe à son tour dans le sable qui s’enfonce sous ses sabots. Parvenu à bout de souffle sur la lande, il ne trouve qu’une vache rouge ! Comment savoir si ce n’est pas une manigance d’un dieu taquin, ou tout simplement qu’il a trouvé plus malin que lui ? En écoutant ce récit rescapé de temps homériques, je songe à la facilité avec laquelle on passe ici du récit à la fable, de la fable à la légende, de la légende au quotidien. Tout semble ici tressé de la même matière dont on fait la vérité et le mythe, les dieux et les fous. Une autre fois, poursuivi par des jeunes bergers qui l’ont découvert et lui jettent des pierres, il est obligé de se jeter à l’eau, lui qui n’a jamais été bon nageur. ses poursuivants mettent une barque à l’eau avec l’intention de lui faire la peau. Il doit nager jusqu’à la nuit pour leur échapper. Je comprends qu’il en conçoit un vif dégoût de l’eau salée. Et des bergers lanceurs de cailloux. Dans les bouts de vidéos qu’il voit sur mon écran, il rit d’étonnement en voyant des filles à la peau si blanche se devêtir exprès pour lui. Dans son jeune temps, il voyait sans doute beaucoup plus de dos que de ventres car il était habitué à leur courir après et les forcer à la course. Je finis par comprendre avec ses explications et ses gestes que lorsqu’il lui arrivait de poursuivre un groupe de femelles, sylphes, nymphes, en pleine ardeur génésique, il choisissait toujours la plus rapide, au contraire du prédateur qui s’attaque à l’animal le plus lent ou le plus faible. Sa victoire n’en avait que plus de valeur, je suppose…

Paraskèvi me demande aussi dans sa langue rocailleuse si les femmes de l’écran font ça de leur plein gré ou bien si elles se font payer. Argent. Nos vocabulaires sont limités mais nous finissons par nous comprendre. Je constate que le vieux bougre connait aussi l’existence de prostituées grecques. Mais qu’aurait-il bien pu leur offrir, lui qui ne porte qu’une chemise élimée, se nourrit en cachette de fruits volés dans les vergers, de coquillages et de visites nocturnes dans les poubelles ? Les prostituées grecques de l’Antiquité portaient, dit-on, gravés sous leurs semelles ces mots : Akolouthi, « suis moi ». Combien en a t-il suivi de loin, le pauvre diable ? L’autre nuit- je m’aperçois que je perds peu à peu le compte des jours-, Paraskèvi m’a fait un étrange cadeau : il tenait dans sa main un vieil harmonica qui avait dû faire la guerre, à en juger par sa couleur rouille. Récupéré sur un soldat allemand pendant l’occupation, qui sait ? Il l’a porté à la bouche et en a tiré des airs plaintifs qui ne se rattachaient à aucune tradition musicale. Tandis qu’il dodelinait de la tête, ses cornes projetaient des ombres fantastiques sur la cloison de planches. A le voir ainsi, tenant à deux mains son instrument devant sa curieuse bouche, il m’a remis en mémoire une petite sculpture de l’époque hellénistique, représentant le joueur de syrinx, cet antique instrument fait de roseaux ligaturés. J’ai compris qu’il jouait à mon unique intention et le seul auditeur de ce concert improvisé a juste hoché la tête en guise d’assentiment pour ne pas l’inquiéter. A mon tour, maintenant que je connais mieux ses goûts, si j’ose dire, j’ai gravé à son intention un cd qui contient une sélection des images qui l’attirent le plus. Ca me facilite la vie : j’insère le disque, lui s’installe devant les images, il regarde longuement sans jamais se lasser en poussant des petits gloussements naïfs. Moi, ça me laisse enfin du temps pour travailler de mon côté. Singulier paradoxe que ces deux vies réunies pour quelques heures sous un même toit : lui, la créature rescapée des temps archaïques s’abreuvant aux images marchandes d’une prétendue modernité, tandis qu’en face de lui, un type tout ce qu’il y a de plus contemporain tente de descendre en apnée vers le tréfonds des mythes anciens.

Les jours s’écoulent sur un rythme étrange. Entre mon travail acharné aux heures fraiches du matin, les longues siestes passées à rêvasser dans un demi-sommeil sous l’ombrage des pins et les visites de la nuit, je ne sais pas toujours si je rêve ou je suis éveillé. Cette fois-là, j’avais rêvé que j’étais poursuivi sur la plage par une horde de faunes en rut bien décidés à me faire un sort. Je cours, cours, mais mes pieds nus s’enfoncent dans le sable et mes poursuivants gagnent du terrain sur moi à chaque instant. A bout de souffle, je me jette sous les rochers qui marquent la limite avec la falaise. J’entends toujours les halètements se rapprocher, leurs invectives. Ils sont à quelques pas de moi, une main me saisit, je me retourne hors de moi… et c’est le visage charmant de la fille de Panakias qui me fait face ! Elle me calme avec des mots doux, je m’apaise par degrés. Mais alors que je me redresse sur mon séant et m’approche de sa bouche, c’est le rire tonitruant d’une chèvre qui se moque de moi. Son rire rebondit à l’infini sur les rochers de la grève. Echo. Echo comme la nymphe… Lorsque je m’éveille péniblement de ces songes épuisants, trempé de sueur, j’ai du mal à me remettre au travail. Ce qui est désormais acquis, c’est que ma thèse universitaire prendra du retard. Ou bifurquera dans une direction que j’ignore. En attendant, j’enrichis chaque nuit ma « zoothèque », selon la formule de Pline le jeune, le lieu virtuel où je range les expériences de ma vie, où je tente d’archiver tant bien que mal les événements qui se succèdent depuis cette extraordinaire rencontre. A vrai dire, je ne suis plus guère pressé d’achever mon travail pour rentrer en France. Si tant est qu’une thèse soit un travail achevé…

Aujourd’hui, de bonne heure, j’ai quitté « hôtel Costas » pour me rendre à la grand-ville. J’ai pris rendez-vous de longue date avec le conservateur du musée archéologique qui me permet d’avoir accès aux réserves. J’ai refermé la porte chancelante, placé un taquet de bois dans le trou en guise de fermeture, remonté le sentier de chèvres. L’autobus brinqueballe le long de routes tourmentées. A chaque virage dangereux, un petit oratoire, quelques fleurs séchées ou une lampe qui brûle signalent un accident, une mort violente. Ou un ex-voto pour avoir échappé à la fatalité. Contraste violent entre la plénitude de ces monts accablés de soleil qui hurlent l’appétit de vie et l’omniprésence de la finitude et du deuil. Eros-Thanatos. Anankhè. J’avais prévu de passer trois jours entiers à Héraklion pour travailler aussi à la grande bibliothèque ainsi que pour voir une intéressante collection privée qu’un propriétaire a mis aimablement à ma disposition. Il possède notamment, m’a t-il écrit, une série de cruciformes préchrétiens du plus grand intérêt pour mes recherches. Ces journées passées là-bas m’ont permis de pas mal avancer dans mon travail, heureusement. D’un autre côté, je voulais en profiter le soir pour me replonger dans l’ambiance survoltée de la ville. Mais mes retrouvailles avec la vie urbaine ne m’ont pas apporté ce que j’en attendais. Trop de bruit, de lumières. Trop superficiel. Je l’avoue, il me tardait déjà de retrouver ma Cala Crysoé.
A ma descente d’autobus, à la nuit tombée, il y a un attroupement de cinq ou six hommes passablement excités au centre duquel je reconnais Panakias. Il est livide, désemparé, plus du tout le bon vivant affable que j’ai appris à connaitre.
-T’étais où ? me demande-t-il sans ménagement.
Vlépete, tychainei na Iraklio. Vois, j’arrive d’Héraklion.
Je lui ouvre mon sac en lui montrant mes dossiers et quelques bricoles que j’ai ramenées de la ville. A leurs regards farouches, je comprends vite que quelque chose de grave s’est déroulé pendant mon absence.
– Amalia a disparu. Tu l’as vu ?
Je proteste que je n’en sais rien, que j’arrive tout juste. Le groupe se concerte, parlemente. Un grand escogriffe plus énervé que les autres hurle :
– Je vous l’avais bien dit ! Ca peut pas être le Français ! Je vous le dis, c’est forcément l’Autre! Toujours excités, il se dispersent dans la nuit. Panakias se retourne à peine pour m’adresser un bref salut de la main et me lance :
– Moi, je vais voir le pope !
Que s’est-il passé ? Tandis que redescends lentement vers la crique à la lueur de ma lampe frontale, un flot de pensées se bouscule dans ma tête. Cette fille, trop belle pour ne pas attirer autour d’elle toutes sortes de passions. La tragédie grecque qui rejoue encore un acte aujourd’hui…
Le morceau de bois mis en travers de la porte n’a pas bougé. Pas de visites. J’ai retrouvé l’odeur familière de goudron et d’algues séchées.J’ai travaillé aussitôt sans relâche durant trois jours et presque autant de nuits, sans même prendre le temps d’une sieste. Toute la matière première recueillie à la ville m’offre un nouvel axe de recherches. De nouvelles perspectives. Tout ceci excite l’intellectuel que je suis, que je n’ai jamais cessé d’être. J’en avais presque oublié l’existence de Paraskèvi. Et moi, lui ai-je manqué ? Ou bien les images sans corps de ma boite magique ? Et Amalia donc ? Où est-elle à présent ? Dans quel état ?
Trois jours se sont écoulés, autant de nuits. Aucune nouvelle ne m’est parvenue du village. Je n’ai pas cherché à en avoir. Pas de visite non plus de Paraskèvi. Ma frénésie de travail après mon retour de la ville est bien retombée. La mer continue de brasser sans fin des phrases salées sans queue ni tête.

Le quatrième après-midi, au lieu de la sieste sous les pins, j’ai décidé- une intuition ?- de longer la plage dans l’autre sens, un secteur où je n’étais encore jamais allé, là où la falaise tombe presque directement à l’aplomb du village. De loin, le cap découpe un profil de rochers noirs. En m’approchant, je découvre l’ancienne décharge du village. Quelques fûts rouillés. Des moellons de béton et des débris de tuiles.Des pneus. Une masse informe de poils collés. Je m’avance encore. La jambe fait un angle impossible avec le buste. Les cornes brisées. Le visage, une bouillie d’os. Je suppose qu’ils l’ont d’abord lapidé ou battu à mort, puis se sont acharnés sur le pauvre diable avant de le jeter du haut de la falaise. Vie et mort du pauvre Paraskèvi. Aujourd’hui, c’est encore Thanatos qui a gagné, lui et ses serviteurs zélés… Comment pouvais-je avoir la naïveté de croire que cet émissaire des temps anciens pouvait s’intégrer sans heurts dans le siècle de la modernité ? Trouver sa place dans une société plus tolérante et ouverte à la différence ? Et moi ? Comment imaginer qu’à force d’études et de recherches, je pouvais approcher un tant soit peu les mentalités de la Grèce primitive, comprendre de l’intérieur la naissance des mythes, à trois mille ans d’écart ? Un abime nous séparait, que nulle rencontre ne pouvait combler… Je suis vidé. Il n’y a plus lieu de travailler sur l’épigraphie crétoise. Plus d’histoire à explorer, plus de synthèse à construire. Plus de thèse à rédiger. Me restera une tranche de vie à oublier…

Je suis retourné à la cabane pour prendre une pelle ébréchée. J’ai creusé tant bien que mal une fosse dans les marnes à la limite des plus hautes eaux. J’ai enterré la dépouille du pauvre Paraskèvi en évitant de regarder le visage massacré, le crâne enfoncé, couvert de sang séché. J’ai placé dans la fosse son fameux cd. Quelques cailloux en rond sur la tombe. Une poignée de fleurs jaunes cueillies sur la dune comme une sépulture préhellénique. Je vais boucler mon sac à dos. Remettre le taquet en travers de la porte. Je n’ai plus rien à faire ici. Demain, je reprendrai le car pour Héraklion. Puis l’avion. Je rentrerai en France.
Et Amalia ? Vous me demandez ce qu’il est advenu d’Amalia ?
Elle avait fugué avec une copine en ville. Elles sont allées acheter des maillots de bain deux pièces pour frimer toute la journée sur la plage d’Ammoudara. Elles ont joué au bowling. Quand elle sont rentrées en stop au village deux jours après, les yeux battus et pas très fières, Panakias et sa femme étaient si heureux qu’ils ont oublié de la gronder. Vassili Panakias a offert à boire à tout le village et les autres gamins ont aussitôt repris leur manège infernal.

Au pied de la falaise, la dernière soirée aurait tout pour être douce. Dans la nuit méditerranéenne, j’ai allumé un feu de sarments. J’ai jeté les centaines de notes que j’avais prises pour ma thèse. Le vent égéen se chargera de les disperser. Sur le sable éternel de la plage sans âge,  le ressac des vagues a déjà effacé depuis longtemps les dernières empreintes du dernier chèvrepied.

 

l’essaim des derniers jours

Il faut se rendre à l’évidence, je n’ai aucune chance de voir publiée aucune des nouvelles que j’écris patiemment depuis des décennies. La faute à la surabondance d’écrits qui saturent les services éditoriaux des maisons d’édition (en France, tout le monde écrit et personne ne lit), à mon glorieux anonymat (qui prendrait le risque d’éditer un inconnu ?), au fait que le genre de la nouvelle n’a pas vraiment bonne presse dans l’Hexagone et incidemment  par la découverte du papier toilette, notamment en Asie qui menace de pénurie de papier la filière de l’édition. Aussi ai-je décidé de livrer au hasard des rencontres virtuelles mes textes, comme un naufragé jette une bouteille  à la mer, à raison d’un par mois. J’inaugure aujourd’hui ce cycle de bouteilles  à la mer par  l’essaim des derniers jours .

 

L’ESSAIM DES DERNIERS JOURS

C’est ce samedi-là qu’il décida de quitter le Centre. Ou un mercredi. Ou bien était-ce un autre jour. Peu importe, il lui semblait que cela faisait des mois et des mois qu’il y avait été admis. Enfermé. Cloitré. En vérité il n’en savait plus rien depuis le cent quarante-deuxième jour, quand on lui avait confisqué le petit canif avec lequel il cochait les jours sur une plinthe de sa chambre. Heureusement pour l’évasion qu’il projetait, il séjournait avec les résidents les plus inoffensifs dans le secteur ouvert dont la grande grille n’était fermée seulement que la nuit. C’est ainsi que par une matinée arbitraire, toujours empêché de compter et lassé des traitements, il rassembla ses effets personnels dans un sac de sport et franchit discrètement le portail de l’établissement. Ensuite, il compta soigneusement quatre vingt dix-huit pas jusqu’au parking. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas marché en ligne droite ! Sa voiture n’avait pas changé de place pendant tout ce fichu temps qu’il n’arrivait toujours pas à mesurer. Il tourna la clé, le moteur démarra au bout de onze secondes. Il souffla de soulagement. La poussière s’était accumulée sur le pare-brise. Il appuya trois fois sur le bouton du lave-vitres et fit fonctionner les essuie-glace en comptant sept aller-retour.Pour la première fois depuis si longtemps, il commença à se sentir moins oppressé. Il essaya de calculer le temps qu’il lui faudrait compter pour un rendez-vous au garage. – « Il vous la faut pour quand ? », le genre de question qui le mettait toujours hors de lui. Il était convaincu que le garagiste le savait et s’amusait à jouer avec ses nerfs. Il tenta de se relaxer selon la méthode du Centre en inspirant profondément et en expirant de même. Il fit sept séries. Puis il passa les cinq vitesses les unes après les autres et dépassa la banlieue. Il retrouva avec satisfaction le compte exact des ronds-points qu’il connaissait bien. Il se détendait progressivement. Il alluma même l’autoradio. Une chanson populaire qu’il connaissait. Une minute et vingt trois secondes. Après l’agglomération, il parcourut la longue ligne droite bordée d’arbres en quatre minutes quarante-cinq. Les arbres s’étaient couverts de nouvelles feuilles vert printemps et il se sentit rassuré de les retrouver. Malgré les traitements, il était toujours tenté de compter le nombre de maisons, rues, carrefours, semi-remorques et c’est fatigant, même avec l’habitude. Alors que les arbres, à un certain moment ils deviennent si nombreux qu’on est obligé d’abandonner et c’est mieux ainsi. C’est pour cela qu’il aimait la forêt. S’il avait pu, il n’aurait habité que dans des forêts.

C’est juste à cet instant-là que c’est arrivé. Du fond de l’horizon ils sont montés. D’abord un nuage sombre indistinct, puis qui s’est rapproché à grande vitesse, comme une nuée d’orage, une tornade. En quelques dizaines de secondes, ils furent à sa hauteur et tombèrent sur sa voiture. Les jours arrivaient par vagues épaisses comme des criquets qui s’abattent sur un champ, ils tourbillonnaient autour de son véhicule comme un essaim de frelons. Spectacle épouvantable, des jours par centaines, par milliers, des myriades de jours qui fonçaient sur lui avec l’intention évidente de l’anéantir. Des jours plus ou moins semblables, plus ou moins longs, plus ou moins gris, qui attiraient autant de nuits à leur suite, qui arrivaient par rafales, vrombissaient, frappaient les vitres, revenaient à la charge et rebondissaient sans arrêt, si nombreux qu’ils avaient obscurci son ciel. Il dut arrêter la voiture. Pour l’instant, elle était bien fermée et relativement étanche, mais pour combien de temps ? La carrosserie, les joints ne sont pas prévus pour résister à une attaque massive de dates et de jours. Ils finiraient bien par trouver une faille, un interstice, et alors ils s’infiltreraient par centaines et c’en serait fini de lui. La mort en quelques secondes, quelques minutes tout au plus, car personne ne peut résister à un assaut massif de jours. Son coeur saturé d’adrénaline battait à tout rompre. Ses médicaments étaient restés au Centre. Il savait qu’il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme-là. Lui qui comptait le temps ! Son temps à lui serait compté si jamais le flot des jours prenaient le dessus. Il essaya pathétiquement de respirer comme on lui avait appris au Centre. Mais à quoi bon respirer calmement si l’on doit mourir dans les minutes qui suivent ? Puis il tenta de compter jusqu’à cent trente. Il pensa puérilement que s’il atteignait cent trente il serait sauvé. Les assaillants continuaient à tourbillonner sans cesse autour de l’habitacle. Ils passaient d’un côté et de l’autre, par vagues, par brusques changements de direction, comme ces bancs de sardines qu’on voit dans les documentaires, comme des oiseaux de proie, des essaims d’abeilles ou de frelons. A se demander s’il n’arrivait pas à chaque instant des jours nouveaux, en rangs serrés, prêts à l’attaque. Tout autour de sa voiture, dans un grondement sourd, ils continuaient inlassablement de se cogner contre les vitres, ces milliers de jours, des fins de mois, des grumeaux de semaines, couleur d’orage, de fin des temps, aussi inexorables que l’invasion des sauterelles, comme une plaie d’Egypte ou les démons du sabbat. Il se mit à brailler :

– On m’a laissé sortir ! Je suis sorti ! Tout va bien ! Fichez-moi la paix !

Mais les jours continuaient à tourbillonner inlassablement autour du véhicule comme un cyclone dément, une crue subite, une nuée folle, une éruption qui cachait la lumière. Effet de son imagination surexcitée ou bien la vérité, les jours s’étaient encore regroupés pour foncer en rang serrés sur le frêle habitacle, ils reculaient comme pour prendre leur élan et revenaient à la charge en se heurtant sans fin contre les vitres. Le spectacle était hallucinant, cette masse incontrôlable de jours et de nuits qui tournoyait sans arrêt, percutait son abri, cette sarabande infernale qui appuyait sur ses tempes et semblait déterminée à venir à bout de lui. Mû par une impulsion subite où enfin n’entrait plus aucun calcul, il poussa un long hurlement primitif qui contenait tout ensemble la douleur des femmes en couches, le cri primal du nouveau-né, l’agonie du soldat sur le champ de bataille, la souffrance des blessés et le dernier sanglot du mourant. Il lui sembla que sous l’effet de la surprise, les jours avaient reculé pour la première fois et relâché leur étreinte. Alors il alluma ses phares, enclencha la première et démarra en trombe en essayant de fixer la route à quelques mètres de lui. Les jours avaient été pris de vitesse. Quelques-uns prirent sa voiture en chasse mais il avait eu le temps d’accélérer et la visibilité s’était considérablement dégagée. Plus question de perdre un instant à calculer la vitesse, le temps, la distance, toutes ces choses qui avaient encombré son esprit jusqu’à présent. Il fallait distancer ses jours et fuir le plus loin possible. Il décida brusquement de bifurquer vers le sud, là où les routes sont plus rapides et où il aurait peut-être quelque chance de semer la meute lancée à sa poursuite. La lumière avait baissé. Le soir ? Il avait donc passé combien de temps, combien de jours sur cette route depuis l’arrivée du nuage maudit ? Mais ses calculs obsessionnels avaient disparu. A la place, une intense envie de lutter et de vivre comme il ne l’avait plus ressentie depuis des mois, des années peut-être. La poursuite ne s’arrêterait pas à la tombée de la nuit, Peren n’était pas si naïf. Les jours ne s’arrêtent pas quand la nuit tombe. Pour les humains, la nuit est un répit quand on arrive à dormir d’un sommeil sans rêves, mais les jours ne s’arrêtent pas pour autant. Rien n’arrête les jours. Il savait bien qu’ils sont tous liés ensemble par le pacte secret. que les jours n’abandonnent jamais leur proie, qu’ils allaient sans doute se regrouper pour suivre l’homme à distance/ A présent la nuit était tombée et il ne savait rien de la troupe lancée à sa poursuite, juste quelques éclairs furtifs devant ses yeux comme des flocons de neige ou des phalènes dans le faisceau des phares. Comme l’aiguille de la jauge à essence descendait vers le rouge, une enseigne lumineuse troua la nuit, quelques semi-remorques garées en épi : un snack de routiers. Il pila immédiatement et traversa en courant les quelques mètres qui le séparaient de l’entrée, franchit le sas, s’engouffra dans le bâtiment en refermant brutalement la porte derrière lui. Aucun n’avait pénétré.  Il reprit son souffle. Le préposé à casquette derrière le comptoir leva à peine les yeux sur lui. Il y a tant de gens bizarres qui font tant de choses bizarres sur les routes la nuit… Il demanda un téléphone. L’homme à la casquette lui désigna les cabines d’un mouvement de menton. Quelques secondes, puis enfin la voix si chaude et familière:

– Où es-tu maintenant ?

– Je suis sorti ! Trop tôt sans doute. Ils m’ont rattrapé. Ils m’attendaient. Ils guettaient ma sortie !

– Je sais. Je suis au courant.

– Quoi ? Tu sais donc ce qui m’arrive ?

– Oui. Le Centre m’a averti. Que tu étais parti. Tu as pris tes affaires et tu ne leur as rien dit.

– Mais l’attaque des jours ?

– Ils m’ont prévenu aussi. Il s’en doutaient.

– Mais alors, qu’est-ce que…

– Ne t’affole pas. Tu ne retourneras pas au Centre. Je te le promets. Dis-moi juste où tu es.

Il posa la question au pompiste. Celui-ci grommela sans lever les yeux de ses mots fléchés :

– Relais de l’Etoile. N. 137.

– Bien. Ne bouge pas. Je te promets que plus jamais tu ne retourneras au Centre. Commande-toi un café, j’arrive.

Toujours la voix merveilleusement apaisante.

– Mais tous ces jours ? ces jours ?

– Tu n’auras plus jamais à t’inquiéter. Tous ces jours, nous les passerons ensemble.

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« un coeur brûlant »

Vient de paraitre aux Editions du Larzac, une petite maison qui ne demande qu’à grandir

« Un coeur brûlant »

Une nouvelle que j’avais écrite il y a pas mal de temps, l’histoire de la veuve d’un travailleur de l’industrie nucléaire irradié qui décide pour venger la mort de son mari… de saboter la centrale.

Format sympa, prix confortable: 5€