Destins provisoires

(paru dans Brèves, n° 66 )

Un jour, il partira. Bientôt peut-être. Dès qu’il sentira la force assez montée en lui. Calendes ou récalendes, plein soleil ou lune vieille, il partira. Pour l’heure, il est encore trop tôt. Alors, les larmes aux yeux, Amiel avec son petit troupeau remonte à la glandée, derrière la colline où la lumière est si bonne et claire , vers le petit bois de chênes d’où au moins il ne verra plus sa maison. Ce n’est pas que celle-ci lui fasse horreur, mais Augier le désespère. On n’en a jamais qu’un, de père, et celui- ci est un furieux. Toujours de mauvaises paroles à la bouche, une face toujours de colère, toujours prêt à casser quelque chose ou à frapper quelqu’un de sa maisonnée – ou quelqu’un d’ailleurs, ce n’est pas pour le gêner, combien de fois il l’a déjà fait- , même quand tout est en bon train et que chacun est à sa tâche. Naguère il s’emportait pour tout. Maintenant c’est pour un rien qu’il fait l’impérieux et frappe avant même de commander. Pendant que les cochons fouillent leur pitance sous les chênes courts, Amiel prend un peu d’aise. Personne pour lui dire fais ci- fais ça, personne sur son dos du matin au soir pour le houspiller. Oublié le père à l’odeur de fauve, avec son oeil qui coule et ses jambes tortes qui crie comme un possédé, qui jure jusqu’à en perdre la voix et le souffle même, qui geint la nuit sur sa paillasse et s’énerve jusque dans ses rêves.
Pourtant on ne serait pas malheureux, il y a de quoi manger à Belbèze , les batiments sont bien bâtis par les anciens, on n’est pas souvent malades, il y aurait la bonne vie. Ici sont les racines. Mais voilà, le père est né affronteur et de mauvais vouloir. Alors, l‘Amiel Castela, dès qu’il a un moment, sans le dire à personne, il court retrouver l’homme aux douces paroles, celui qui se dit lui-même évêque des écureuils, il le dit comme ça. En passant par les travers, Amiel ira plus vite. Il coupe maintenant à travers la bruyère mauve dont les courtes tiges grattent comme des poils et les flèches courbes des ronces qui raclent ses jambes nues lui rappellent décidément la hargne paternelle.

(paru dans Brèves n° 66) – oct 2002

 

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