Tous les articles par Gérard Bastide

« le cri feutré » : l’autre

Les éditions « le cri feutré » (basées à Castres) viennent de sortir leur huitième ouvrage collectif sur le thème de l’Autre. Voix multiples : nouvelles, textes brefs, haïkus, pensées,  photos… GB y a participé avec un texte bref, « les rêves de l’autre ».

Les rêves de l’autre

Je rêve les rêves d’un autre. Je ne m’explique pas cela autrement. Depuis quelques semaines, chaque nuit après m’être endormi je me retrouve dans des situations que je ne reconnais pas, je me déplace dans des villes dont j’ignore tout, je découvre des maisons étrangères, je vis des événements incongrus, je parle à des inconnus… Il est vrai que le plus souvent leur visage est flou ; mais enfin, si c’était des connaissances, je les reconnaitrais, au ton de leur voix, à leurs propos. Alors que là, rien. Je ne sais même pas pourquoi ils s’adressent à moi, j’ignore ce que je dois leur répondre. Ils n’ont pas été agressifs jusqu’à présent, mais leurs préoccupations ne sont pas les miennes. Ils sont des étrangers dans mes rêves. Ou bien je suis un étranger dans mes propres rêves.  Ou encore ce sont ces rêves qui me sont étrangers. Ce qui me donne à penser que ce ne sont pas mes rêves, mais bien les rêves de quelqu’un d’autre. C’est ça. Je rêve les rêves d’un autre. J’ai d’abord supposé que j’étais cet autre en rêve. Une sorte de dédoublement nocturne. Mais non. Quand je me réveille au milieu de la nuit pour boire un verre ou ouvrir la porte à ma chatte, je suis bien moi, c’est indéniable. Seuls les rêves que je fais ne m’appartiennent pas. Mes rêves familiers, je les identifiais au premier coup d’oeil, les lieux, les situations, les ambiances, les personnages. Maintenant non. Ce sont des rêves d’importation si j’ose dire. J’ai alors échafaudé une explication inquiétante, quelque chose qui pourrait s’apparenter à une sorte d’échange : tandis que je rêve les rêves d’un inconnu, celui-ci rêve mes rêves à moi. Si elle est avérée, cette perspective de transfert me bouleverse. Il n’y a rien de plus personnel que les rêves. Imaginer qu’un étranger puisse pénétrer dans l’intimité de mes rêves me met hors de moi. Je n’en ai pas parlé tout de suite à mes amis. Comment expliquer rationnellement ce phénomène ? Ils m’auraient trouvé dérangé peut-être. Mais ces rêves se renouvellent chaque nuit. J’ai peur maintenant de m’endormir. Je suis fâché que quelqu’un profite de mon sommeil pour faire défiler des rêves que je n’ai pas choisis. Je ne trouve aucun intérêt à me retrouver propulsé dans mon sommeil chez des inconnus. Pire, je crains d’être mêlé à une affaire qui ne me concerne pas. Une situation qui pourrait mal tourner. On pourrait m’accuser d’en être responsable alors que je n’y suis pour rien. Je suis la victime, non pas l’agresseur, n’est-ce pas ? Alors je me suis confié à quelques amis proches et sûrs. Je leur ai raconté. Peut-être avaient le même genre de difficultés nocturnes ? Mais non. Ils ne rêvent que leurs propres rêves, normalement si j’ose dire. Quand ils se souviennent de leurs rêves. Tu es sûr ? m’ont-ils demandé. Alors, d’où proviennent ces rêves qui ne sont pas les miens ? Qui m’envoie ces rêves ? Qui me rêve ? Je n’ai pas l’intention de me laisser ainsi dépouiller de mes nuits. Je vais porter plainte.

cahiers de la Montagne noire n°9

Heureux de vous mentionner la sortie des Cahiers de la Montagne Noire, neuvième du nom. Toujours sous la houlette de l’infatigable Françoise Dax-Boyer. Toujours une maquette impeccable, des signatures connues et d’autres moins, un beau tour d’horizon de ce qui se peut lire et écrire dans le sud du Tarn , voix croisées et plurielles, dans des registres très divers. GB en a été complice avec une (fort belle) nouvelle, Lignes de fuite, dont voici les premiers feuillets. Pour connaitre la suite (palpitante), rien de mieux que de l’acheter (25 €) ou le voler.

Entre donc, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre enjouée malgré la tension de cette folle semaine.

Le gosse pénétra dans le cabinet en posant lentement ses pas l’un après l’autre et remuant les lèvres comme s’il s’efforçait de respecter une procédure ou quelque rituel.

Bien, où en sommes-nous ? Comment te sens-tu aujourd’hui ? L’incident est oublié ?

Elle se rendit compte aussitôt que poser trois questions en même temps à un gamin mutique n’était pas la meilleure entrée en matière. Elle remua les bracelets de ses poignets d’un geste aussi frivole qu’inutile. Le jeune gardait la tête penchée de côté comme s’il voulait éviter son regard et semblait s’intéresser à la discussion comme à son premier chewing-gum. Depuis longtemps la psy avait cessé d’éprouver les formes admises de la pitié ou de l’empathie à l’égard des résidents du Centre. Elle n’était pas encore totalement blasée par la routine, mais les rythmes de travail ne lui permettaient plus d’accorder autre chose que sa conscience professionnelle à ses patients. Et parfois de la curiosité en présence de cas sortants de l’ordinaire. Ce chef d’entreprise, les deux mains posées sur le feu de bois dont l’odeur de chair brûlée avait alerté les voisins. Ce schizo jusqu’à l’os qui se croyait toujours enfermé dans le frigo et l’ouvrait cent fois par jour pour s’en faire sortir. Celle-là qui s’était défenestrée avec son chien et marchait à présent à quatre pattes en rasant les murs…

Les jours où elle croyait encore en son travail, elle avait l’impression d’être perchée sur une échelle avec de l’eau à hauteur du nombril et de tendre la main à des gens qui avaient de l’eau jusqu’au menton. Les autres jours, elle se sentait aussi utile que le distributeur de bonbons du hall. Le garçon en face d’elle, vingt ans d’après le dossier, présentait de profil la même moue butée qu’il portait sans doute depuis des années, depuis le temps où le paternel dénouait son ceinturon avant même d’avoir vu ses résultats scolaires et lui avait brisé la clavicule pour un cartable perdu.

Si tu le veux bien, Jori, nous allons reparler un peu de cette histoire de…

Décidément, les mots lui manquaient au moment le plus délicat. Fugue ? Evasion ? Echapp… ? Au moins, avec ce garçon en face d’elle, la psychiatre n’aurait pas à supporter la litanie hypocondriaque de la plupart des patients. Jori était du genre taiseux. L’histoire familiale c’est sûr, mais le quartier d’où venait le garçon n’était pas non plus réputé pour ses tribuns. Une race dure au travail, aux mâchoires serrées sur des rancoeurs ou des échecs patiemment mûris de génération en génération. Sans compter la consanguinité.

Et maintenant on est quel jour ? finit par émettre le garçon.